
Simon RIO
Docteur en droit public
Maître de conférences à l’Université de Lorraine
Faculté de droit de Nancy

1 – Diriez-vous que l’ensemble du dispositif anti – abus, en droit fiscal international, est cohérent et répond aux objectifs ?
D’une manière générale, l’ambition des États – qui se matérialise dans les déclarations du G20 ainsi que dans les multiples travaux d’envergure rendus ces dernières années par l’OCDE, l’Union européenne et le Parlement – tient à l’octroi d’outils suffisants aux administrations fiscales pour lutter contre les pratiques des contribuables profitant abusivement des interactions entre les systèmes fiscaux étatiques. Grâce au renouvellement des mesures anti-abus, l’ordonnancement juridique serait davantage protégé face aux dévoiements de la pratique. En conséquence, les budgets des États, qui pâtissent des pratiques abusives des contribuables, seraient préservés.
A priori, la multiplication des dispositifs anti-abus dans notre ordonnancement juridique permettrait de parvenir aux objectifs poursuivis. Mais, en réalité, le propos mérite d’être nuancé car le système des dispositifs anti-abus renferme tant d’incertitudes que sa cohérence d’ensemble peut être mise en doute. En effet, les frontières de l’abus de droit, bien qu’elles soient traditionnellement abstraites dans la perspective de décourager les contribuables de faire une application littérale de dispositions fiscales à l’encontre de leur esprit (c’est tout à fait entendable), sont de plus en plus imperceptibles (c’est plus contestable). Il suffit de faire référence à l’abondance des critères définissant l’abus de droit – but exclusivement fiscal, principalement fiscal ou essentiellement fiscal, montage purement artificiel, montage dépourvu de toute substance ou montage non authentique – pour s’en convaincre. L’utilité de la stratification de l’abus de droit reste donc discutable.
L’administration fiscale paraît même, à certains égards, mal à l’aise face à l’adoption récente de nouvelles mesures anti-abus et s’interroge sérieusement sur celle qu’il convient de mettre en œuvre lorsque plusieurs sont en concurrence. L’ensemble de ces circonstances, et bien d’autres, font que le système manque parfois d’harmonie ; les rapports logiques – que l’on peut attendre d’un sous-ensemble normatif – sont parfois rompus, et il n’est pas rare que des contradictions fassent leur apparition.
Néanmoins, il convient de noter que certains éléments du système actuel, et nous pouvons nous en féliciter, participent à une cohérence d’ensemble. Par exemple, et celui-ci n’est pas exclusif, le fait que l’ordonnancement juridique contienne simultanément des règles anti-abus définissant concrètement les pratiques abusives internationales et des règles anti-abus définissant abstraitement l’abus de droit s’entend parfaitement. En effet, cette combinaison permet, d’un côté, d’identifier clairement des pratiques que l’administration réprouve et, d’un autre côté, de laisser aux services, sous le contrôle du juge, une certaine latitude pour s’adapter aux multiples situations appréhendées par le droit fiscal international.
En somme, bien que la finalité de lutter contre les pratiques abusives paraisse tout à fait compréhensible, le fait qu’elle ait été mobilisée abondamment par les pouvoirs publics pour aboutir à un système comportant des incohérences laisse à désirer.
2 – Vous préconisez une certaine rationalisation de l’ensemble des dispositions. Pourriez-vous dégager les grandes lignes de ce qu’il conviendrait de faire ?
La démarche de rationalisation a pour vocation à rechercher un équilibre convaincant entre deux finalités essentielles du droit fiscal : d’abord, lutter efficacement contre les pratiques abusives dans les situations transnationales, et ensuite, assurer la prévisibilité du droit fiscal. Il est clair que ces finalités apparaissent contradictoires, mais elles ne sont pas inconciliables pour autant.
En effet, le système des dispositifs anti-abus ne peut être satisfaisant s’il porte une atteinte excessive à la prévisibilité juridique. Si les contribuables ne sont plus en mesure de prévoir les conséquences fiscales de leurs actes et s’ils ne peuvent plus compter sur les prévisions établies en raison des dispositifs anti-abus, alors le système formé par ces derniers n’est pas satisfaisant.
Nous estimons que les éléments de régime des dispositifs anti-abus portent excessivement atteinte à la prévisibilité juridique dans deux cas de figure : lorsqu’ils manquent de cohérence et lorsqu’ils vont au-delà de ce qui est nécessaire pour lutter contre les pratiques abusives.
Pour que le système soit satisfaisant, les éléments de régime doivent être cohérents et proportionnés. Il est certain qu’en cas d’incohérence, il est délicat pour les opérateurs d’anticiper la manière dont seront mis en œuvre les dispositifs anti-abus, et donc de déterminer d’une manière satisfaisante les conséquences fiscales de leurs actes. Aussi, les opérateurs aspirent à une certaine stabilité des prévisions bâties. Dès lors, il n’est pas raisonnable de laisser les services de contrôle remettre en cause trop aisément les opérations des contribuables.
Ainsi, pour rationaliser le système en nous focalisant sur ces deux critères, la cohérence et la proportionnalité, nous recherchons les points d’équilibre qui paraissent acceptables et, surtout, nous tentons de proposer des aménagements en cas d’incohérence ou lorsque des éléments de régime présentent une proportionnalité discutable.
C’est une réflexion d’ensemble que nous préconisons.
Dans cette perspective, nous pensons qu’il serait bienvenu d’abroger les dispositifs anti-abus qui paraissent surabondants (par exemple : LPF, art. L. 64 A), de poser plus clairement les règles d’articulation entre les dispositifs anti-abus, ou de clarifier davantage le critère de l’artificialité qui, de plus en plus, tend à s’autonomiser dans la jurisprudence du Conseil d’État. Il serait judicieux que les pouvoirs publics se saisissent du sujet, même si, au regard du contexte politique actuel, cette solution ne semble pas envisageable.
Le juge (fiscal, de l’excès de pouvoir, constitutionnel, européen), dans le cadre de son office, sera vraisemblablement amené à résoudre les questions que nous avons soulevées et traitées dans ce travail de recherche. C’est donc le juge qui sera probablement le plus à même d’être en mesure de rationaliser la mise en œuvre des dispositifs anti-abus applicables en droit fiscal international.
3 – Les garanties du contribuable, dans le cadre des dispositifs anti -abus, vous semblent-elles protégées de façon satisfaisante ?
La question des garanties du contribuable est cruciale. Il faut reconnaître que plusieurs règles octroient de telles garanties, contribuant ainsi à un certain équilibre. En effet, le contribuable est toujours en mesure de mettre en œuvre la procédure de rescrit fiscal, parfois spécifique à certains dispositifs anti-abus. Il est indéniable que la mise en œuvre de plusieurs mesures anti-abus fait l’objet d’un encadrement procédural contraignant pour l’administration. La faculté pour le contribuable de saisir, dans certains cas de figure, le Comité d’abus de droit fiscal est une garantie substantielle.
Ces garanties sont d’autant plus fortes que, depuis plusieurs années, la jurisprudence, qu’il s’agisse de la Cour de justice et du Conseil constitutionnel, s’évertue à interdire les présomptions irréfragables de fraude ou d’évasion fiscale ainsi que les présomptions générales d’abus. De même, il n’est pas rare de trouver des solutions jurisprudentielles qui tendent à limiter les cas dans lesquels la mise en œuvre des dispositifs anti-abus aboutirait à une situation de double imposition juridique, voire économique.
Cependant, les garanties octroyées aux contribuables mériteraient, dans certains cas, d’être renforcées ou étendues. En effet, cette thèse propose, par exemple, d’étendre plus largement la faculté de saisir le Comité d’abus de droit fiscal. De plus, par souci de lisibilité et d’accessibilité, l’harmonisation des règles de preuve entre les dispositifs anti-abus pourrait être une avancée majeure. Au-delà de ces aspects techniques, ce sont les différences de traitement non justifiées entre les modalités procédurales attachées à la mise en œuvre des dispositifs anti-abus analogues qui méritent d’être neutralisées ou, plus simplement, effacées.
4 – La convention multilatérale est-elle une solution pertinente répondant à des objectifs anti – abus ?
L’utilité pratique pour les États parties à la convention multilatérale de mettre en œuvre de manière synchronisée et efficiente, dans l’ensemble du réseau de conventions fiscales, certaines recommandations de l’OCDE, formalisées dans les actions Base Erosion and Profit Shifting (« BEPS »), est difficilement contestable.
Cette convention multilatérale, entrée en vigueur le 1er janvier 2019 en France, a permis d’intégrer plusieurs stipulations dans les conventions fiscales couvertes, dont certaines ont pour objet, effectivement, de permettre aux services de lutter contre les abus des conventions fiscales.
L’intégration massive, pour reprendre la terminologie anglaise, des clauses dites de Principal Purpose Test (connues aussi sous leur forme abrégée de clause « PPT ») dans les conventions couvertes par l’instrument multilatéral illustre parfaitement ce propos. Ces clauses viennent alors compléter des stipulations plus anciennes, telles que les clauses dites de bénéficiaire effectif, qui avaient été adoptées précédemment dans le cadre de négociations bilatérales et sous l’influence de la convention modèle de l’OCDE. Ainsi, sur le plan technique – c’est-à-dire pour modifier très rapidement le réseau conventionnel mondial – il est difficile de remettre en cause sa pertinence, même si l’articulation entre les clauses anti-abus (anciennes et modernes) interroge.
Cependant, une remarque s’impose.
De manière générale, la convention multilatérale contient des mesures qui visent à prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices. Dès lors, si elle dispose de mesures dont l’objet consiste effectivement à lutter contre les pratiques abusives, elle renferme aussi d’autres stipulations dont l’objet se rapproche davantage des mesures dites anti-optimisation.
Autrement dit, prévenir l’utilisation abusive des conventions fiscales n’est qu’une finalité parmi d’autres de la convention multilatérale. Or, il n’est pas rare de lire ou d’entendre, sans doute par commodité de langage, que la plupart des mesures de la convention multilatérale ont une finalité anti-abus. Par exemple, les nouvelles règles relatives à la qualification d’établissement stable, censées lutter contre les opérations des contribuables permettant d’éviter artificiellement le statut d’établissement stable et, partant, l’imposition normalement due, sont d’ailleurs parfois qualifiées de clauses anti-abus.
Mais, à y regarder de plus près, la mise en œuvre de ces clauses n’est nullement conditionnée à la réalisation, par le contribuable, d’une pratique abusive. Il convient de souligner que cette tendance à employer d’une manière extensive l’expression « dispositif anti-abus » (ou une expression analogue) n’est pas propre à la convention multilatérale. Elle s’étend aussi à d’autres mesures d’origine interne (le dispositif dit de l’Exit Tax, par exemple) ou européenne (les dispositifs dits anti-hybrides de la directive ATAD 2, par exemple). Cette confusion est regrettable car elle mêle, sans justification, la notion d’abus de droit à d’autres notions voisines, telles que l’optimisation fiscale.
Il convient de rappeler que, selon l’objet (anti-abus ou anti-optimisation) de la norme en question, le niveau de garanties octroyées au contribuable (et les obligations pesant sur l’administration) varie considérablement. Or, ces incertitudes quant à la portée des normes contenues dans la convention multilatérale risquent de susciter des contentieux. Il faudra attendre que le juge se prononce sur la portée véritable de ces mesures.
En définitive, la convention multilatérale s’apparente à une solution pertinente pour lutter contre les pratiques abusives des contribuables. Mais il convient d’avoir à l’esprit que l’ambition de cette convention est bien plus large et qu’elle poursuit des finalités autres.