Revue européenne et internationale de droit fiscal

Questions réponses à Camille ORTIZ

Camille ORTIZ
Maître de conférences à CY Cergy Paris Université

thierry lambert
Transparence Et Translucidite Des Societes En Droit Fiscal International

1 Vous défendez l’idée d’une approche, ou d’un particularisme, français de ces questions. Pouvez- vous vous expliquer ?

Tout d’abord, il me semble important de signaler que l’idée selon laquelle le régime de la translucidité constitue une originalité française n’est pas, en elle-même, une posture originale, mais se retrouve, à la vérité, largement partagée dans la doctrine académique.

À ce sujet, ce qui m’a intéressé dans le cadre de cette thèse consistait moins à reprendre une idée que j’estimais être acquise, que de l’explorer de manière plus approfondie. Finalement, quels sont concrètement les effets engendrés par le régime de l’article 8 du CGI qui permettent de soutenir que celui-ci présente un caractère original par comparaison avec les régimes de transparence fiscale rencontrés en droit étranger ?

Pour traiter de cette question, j’ai commencé par examiner la jurisprudence du juge de l’impôt afin de cibler précisément les différentes solutions qui pourraient constituer la marque d’une originalité française. À l’issue de ce premier travail, j’en suis arrivé à la conclusion que trois solutions pouvaient être rattachées à la translucidité.

En premier lieu, la translucidité constitue un régime qui s’oppose à ce que l’associé puisse se prévaloir des régimes de faveur auxquels il aurait pu avoir accès s’il avait réalisé directement lui-même les revenus perçus par sa société translucide (par exemple, il n’est pas possible pour une société opaque détenant indirectement, par l’intermédiaire d’une société translucide, des titres dans une autre société opaque, de bénéficier du régime des sociétés mères sur les dividendes que verserait la sous-filiale opaque).

En deuxième lieu, il existe un risque que le seul fait pour un élément de revenu de transiter par l’intermédiaire d’une structure translucide française suffise à le rendre imposable en France (également désigné sous l’appellation de théorie de l’effet attractif du siège, ce problème est incertain dans la mesure où il ne se retrouve consacré que par une décision isolée de la CAA de Paris datant, du reste, de 19921).

En dernier lieu, le régime de la translucidité s’accompagne d’une façon toute particulière de faire application des conventions fiscales. La position du juge de l’impôt consiste à envisager la société translucide comme étant le seul sujet fiscal pertinent, si bien qu’elle est la seule à pouvoir se prévaloir des conventions fiscales pour éliminer une double imposition et peut, à ce titre, être regardée en tant que résident pour les besoins de l’application de desdites conventions. Ainsi, la jurisprudence contient plusieurs exemples de situations où l’associé étranger d’une société translucide française s’est vu refuser le droit de se prévaloir d’une stipulation conventionnelle pour écarter une double imposition. En présence d’un régime de transparence fiscale standard, il faudrait au contraire considérer que cette faculté revient seulement à l’associé qui est le véritable redevable de l’impôt. Le mode de raisonnement particulier qui est retenu en fait de translucidité n’est pas neutre en ce sens qu’il conduit à considérer, du point de vue français, que certaines situations ne sont pas de dimension internationale. Par exemple, dans l’hypothèse où un associé résident étranger réalise, par l’intermédiaire d’une société translucide française, des revenus en France, alors la France considérera qu’elle est ici à la fois État de résidence (de la société translucide, laquelle est analysée comme le véritable redevable de l’impôt) et État de source.

Par la suite, il a encore fallu confronter ces trois effets découlant de la jurisprudence du Conseil d’État aux solutions qui se retrouvent dans les régimes de transparence fiscale étrangers et donc, poursuivre l’analyse sur le terrain du droit comparé. À ce titre, l’étude entreprise sur le plan comparatiste a permis d’établir que les régimes de transparence fiscale varient grandement du point de vue de leur fonctionnement selon les États. Néanmoins, dans ce contexte général propice aux particularismes, il ressort que les trois solutions préalablement identifiées ne se retrouvent pas en droit étranger, ce qui permet d’en conclure qu’elles sont bien constitutives d’une originalité française.

2 Les difficultés que vous analysez dans votre thèse sont-elles de nature à décourager ceux qui souhaitent avoir recours à la transparence et à la translucidité des sociétés ?

Ayant effectué une courte incursion dans le domaine de la pratique avant d’être recruté comme maître de conférences, j’ai eu l’occasion de voir que les solutions caractérisant la translucidité pouvaient effectivement avoir un effet dissuasif.

Ainsi, l’impossibilité de se prévaloir du régime mère-fille en cas d’interposition d’une entité translucide peut, par exemple, contraindre le contribuable à ne pas recourir aux sociétés relevant de ce régime dans le cadre de la réalisation d’opérations de restructuration à l’intérieur d’un groupe de sociétés.

En outre, la façon toute particulière dont il est fait application des conventions fiscales en présence d’une société translucide peut également avoir pour conséquence de laisser persister des doubles impositions, ce qui aura indubitablement pour effet de dissuader les contribuables d’avoir recours à des entités relevant d’un tel régime.

3 La transparence et la translucidité des sociétés en droit fiscal international ont-elles un avenir ?

J’estime que la question du devenir des régimes de transparence et de translucidité doit être replacée dans un cadre plus général : celui de la concurrence économique entre les États.

Sur le plan juridique, la concurrence économique implique notamment que les États cherchent à se démarquer les uns des autres en mettant à disposition des acteurs économiques un panel de formes juridiques destinées à conduire une activité de nature entrepreneuriale. À cette fin, les États doivent s’assurer de disposer de structures juridiques susceptibles de répondre aux besoins de ces acteurs économiques, c’est-à-dire de faire en sorte que les différentes formes juridiques qu’ils proposent disposent de caractéristiques qui répondent aux attentes de ces derniers. Ces caractéristiques peuvent se rapporter à différentes branches du droit comme le droit des sociétés, le droit de la protection sociale, mais aussi, et surtout pour ce qui nous intéresse, le droit fiscal.

Sur ce dernier point, il apparaît que le régime de la transparence fiscale compte parmi les caractéristiques susceptibles d’intéresser les acteurs économiques. En témoigne le cas de certaines formes juridiques fiscalement transparentes issues du droit américain qui se retrouvent reprises par d’autres États dans le but affiché de rendre leur droit national plus attractif. En ce sens, il existe une tendance pour les États à continuer de recourir à des régimes de transparence fiscale pour faire face à des enjeux de compétitivité économique.

Concernant la France, le contexte concurrentiel international était d’ailleurs une donnée prise en considération, en 2015, au moment de la création des sociétés de libre partenariat, lesquelles devaient, au départ, bénéficier d’un véritable régime de transparence fiscale pour assurer leur compétitivité face aux modèles équivalents de droit étranger.

Dans ce contexte général, où les régimes de transparence fiscale présentent un réel attrait pour les acteurs économiques et, de manière incidente, pour les États à la recherche de mesures susceptibles d’attirer de nouveaux investisseurs, il peut paraître étonnant que la France persiste à maintenir un régime de non-opacité entraînant des conséquences défavorables pour le contribuable.

À la vérité, la translucidité française, bien qu’elle ait fait l’objet de critiques importantes dans la doctrine académique, demeure solidement ancrée dans le système fiscal français. Un projet visant à réformer ce régime avait été intenté en 2010, mais n’a pas pu aboutir. En outre, indépendamment de cet échec, il est possible de constater que la ligne jurisprudentielle du Conseil d’État qui a façonné le régime de la translucidité demeure toujours appliquée avec constance.

La probabilité de voir cette situation évoluer dans un futur proche me paraît, du reste, assez faible. Du côté jurisprudentiel, il est difficile de voir pour quelles raisons le juge de l’impôt déciderait de remettre en cause subitement une ligne jurisprudentielle aussi solidement établie. Du côté législatif, force est de constater qu’aucun nouveau projet de réforme n’a été proposé en ce domaine depuis 2010. Sous ce rapport, la translucidité semble disposer d’un réel avenir en droit français.

Cela étant, il est important de relever que, dans la situation présente, la doctrine administrative admet que certains tempéraments soient apportés au régime de la translucidité française. D’abord l’administration fiscale accepte que l’associé IS d’une société translucide cédant des titres de participation puisse bénéficier du régime de l’article 219 A quinquies du CGI (exonération des plus-values à long terme sur cession de titres de participation sous réserve de la réintégration d’une quote-part pour frais et charges de 12 %), alors même que le régime de la translucidité s’oppose normalement à ce que l’associé puisse se prévaloir des régimes de faveur. Ensuite, l’administration fiscale accepte de tenir compte de la transparence fiscale des entités étrangères pour l’application des conventions fiscales lorsque certaines conditions sont réunies. De surcroît, certaines conventions fiscales signées par la France permettent également d’écarter l’application du régime de la translucidité, ces dernières sont toutefois en nombre relativement réduit.

4 – Vous formulez un certain nombre de propositions de réformes. Pouvez-vous les résumer ?

À titre liminaire, il faut préciser que la problématique retenue dans le cadre de cette étude visait à s’interroger sur le fait de savoir s’il est possible de remanier la fiscalité entourant le régime de l’article 8 du CGI pour atteindre à un double objectif de (i) renforcement de l’attractivité fiscale de la France et de (ii) limitation de son exposition aux pratiques d’évasion fiscale s’appuyant sur les régimes de transparence fiscale.

Sur le premier point, le renforcement de l’attractivité fiscale en la matière me semble devoir passer par un abandon de la conception française de la translucidité pour en revenir à une conception standard de la transparence fiscale en droit français.

Un tel changement pourrait être effectué en reprenant certaines des solutions avancées par le projet de réforme de 2010, tout en y apportant quelques modifications.

Pour l’essentiel, il s’agirait de remettre en cause les trois solutions caractéristiques de la translucidité. Cela impliquerait donc, d’abord, de ne pas refuser à l’associé de société de personnes le bénéfice des régimes de faveur pour les revenus qu’il génère indirectement à raison de sa participation dans une société de ce type. Ensuite, cela impliquerait, encore, que le seul fait pour un élément de revenu de transiter par une structure non-opaque française ne suffise pas à le rendre imposable en France.

Enfin, cela impliquerait, en dernier lieu, que l’associé d’une structure non-opaque soit considéré comme le seul sujet fiscal pertinent, pour ce qui est de l’application des conventions fiscales. En d’autres termes, il faut lui reconnaître la possibilité de se prévaloir lui-même des stipulations conventionnelles pour faire échec à une éventuelle double imposition. À ce titre, il faut raisonner comme si l’associé d’une société non-opaque réalisait lui-même directement les revenus générés au travers de ladite structure. En ce sens, la circulation de ces revenus par l’intermédiaire d’une structure transparente n’emportera pas pour effet de modifier leur nature ou leur source. Par ailleurs, lorsque l’exploitation par une structure non-opaque d’une activité économique caractérise un établissement stable dans un État, il faudra raisonner comme si cet établissement stable était celui de l’associé pour les besoins de l’application de la convention fiscale.

À côté de ces mesures essentielles pour rétablir une véritable transparence fiscale en France, la réforme de ce régime pourrait être complétée par d’autres dispositions.

En premier lieu, il serait encore possible d’améliorer le régime de l’article 8 du CGI en réglant d’autres difficultés, non liées à la translucidité, qui n’ont pas fait l’objet d’interventions de la part du législateur jusqu’à présent. En ce sens, il serait possible d’améliorer l’articulation entre le régime de la transparence fiscale et les règles concernant le traitement des abandons de créances ainsi que l’articulation entre le régime de la transparence fiscale et les règles limitant la déduction des charges financières, en matière d’IS, en cas de sous-capitalisation (dans l’hypothèse où une société de personnes sous-capitalisée ferait face à d’importantes charges financières tout en ayant un ou plusieurs associés relevant du régime de l’opacité).

En second lieu, il serait encore possible d’opérer des modifications concernant le champ d’application du régime de l’article 8 du CGI en droit français en remettant en cause, tout d’abord, la règle figurant à l’article 206, 2 du même texte, qui prévoit que les SCI exerçant une activité commerciale sont automatiquement soumises à l’IS. Ensuite, il serait également opportun de revenir sur le cas des sociétés en libre partenariat. Ces dernières devaient initialement relever d’un régime de transparence fiscale, mais le Gouvernement a fini par revenir sur ses ambitions. Un rétablissement de la transparence fiscale en droit français serait précisément l’occasion de doter ces formes juridiques du régime fiscal initialement recherché.

Sur le second point, la limitation du risque d’évasion fiscale implique de pouvoir contrer les montages instrumentalisant les régimes de transparence fiscale. Il ressort des recherches effectuées en ce domaine que ces derniers s’appuient essentiellement sur un recours à des structures hybrides, c’est-à-dire à des formes juridiques qui se retrouvent analysées différemment par deux États (l’un considérant que la structure en cause relève d’un régime de transparence fiscale, cependant que l’autre estime qu’elle est opaque, ou inversement). À cet égard, il me semble que les solutions mises en avant par l’OCDE (c’est-à-dire, à titre principal, les règles de coordination issues du rapport final de l’action 2 du projet BEPS, ainsi que certaines des propositions contenues dans le rapport de 1999 sur l’application du modèle conventionnel aux sociétés de personnes) constituent des réponses crédibles au problème envisagé.

  1. CAA Paris, 3e ch., 19 novembre 1992, n° 89-2733, SA Rinsoz Ormond ; Dr. fisc. 1994, n° 48, comm. 2017.
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