Revue européenne et internationale de droit fiscal

Questions / réponses à Pablo Guédon

Pablo Guedon

Pablo Guédon

Maitre de conférences en droit privé
Université Clermont Auvergne
Centre Michel de l’Hospital – UR 4232

Pablo Guedon Blockchain

Prix de thèse de l’Institut international des sciences fiscales

1 – En quoi le droit fiscal semble inadapté pour saisir la Blockchain dans toute sa complexité ?

Avant de voir que le droit fiscal semble inadapté pour saisir la blockchain dans toute sa complexité, il faut d’abord comprendre que l’un et l’autre entretiennent également une relation étroite en raison de leur connexion respective au concept de valeur économique.

Le droit fiscal s’insère dans les différents états de la valeur – l’imposition peut porter indifféremment sur la valeur perçue, la valeur détenue, ou encore la valeur consommée – pour en prélever une partie et assurer sa fonction première : doter l’État des moyens financiers pour exercer ses pouvoirs dans le cadre des compétences qu’il s’assigne. De son côté, la technologie blockchain a été une révolution économique en permettant de résoudre un problème ancien : celui de la double dépense. En résolvant cette difficulté, la technologie permet l’existence, jusqu’alors impossible, de l’unicité dans un monde numérique et décentralisé. En consacrant cette unicité, la blockchain crée la rareté dans le domaine numérique et permet ainsi l’existence de choses ayant une valeur d’utilité comme d’échange : les « crypto-actifs ». Ces éléments ayant une valeur, existant dans un univers numérique et décentralisé, conduisent à l’instauration de relations économiques sans intermédiaire. C’est l’avènement d’un « Internet de la valeur ». Tous ces éléments, ces divers crypto-actifs, reposent sur une blockchain et ont une nature technique semblable – ils fonctionnent sur le format d’une suite de signatures cryptographiques – mais n’ont pas du tout tous la même utilité et ont par conséquent une diversité de nature économique pour ceux qui les emploient.

Une fois ces quelques rappels réalisés, on comprend rapidement que l’apparition d’éléments numériques, qui étaient jusqu’alors inconnus, ayant une valeur économique et pouvant s’insérer dans des relations économiques diverses, déclenchent nécessairement des conséquences fiscales multiples. Mais également, qu’il n’est pas impossible que le système fiscal, dont les catégories et les règles précèdent cette révolution économique, ne soit pas forcément armé au mieux pour l’appréhender et déterminer les régimes d’imposition applicables.

Ce fut effectivement le cas, mais il faut admettre que la réponse du droit fiscal à l’apparition de la blockchain, de l’« Internet de la valeur », a été rapide et n’a pas attendu l’évolution du reste du système juridique. Dès 2014, l’administration fiscale, consciente qu’une nouvelle forme de création et de transmission de valeur voit le jour, publie des commentaires dans lesquels elle définit un « bitcoin » et en déduit les conséquences fiscales qu’elle estime appropriées au regard des diverses impositions. Quelques temps plus tard, en 2015, la Cour de Justice de l’Union européenne rend une décision relative au traitement, en matière de TVA, de l’activité de change de bitcoins dans laquelle elle le qualifie de « monnaie » et en tire toutes les conséquences afférentes. Par la suite, par un arrêt du 26 avril 2018, le Conseil d’État intervient à son tour. Enfin, le législateur et l’Autorité des normes comptables interviennent pratiquement simultanément à la fin de l’année 2018 et consacrent une catégorie juridique unique nouvelle, celle des « actifs numériques »  (composée des deux sous-catégories des « jetons »  et des « représentations numériques d’une valeur »  qui étaient jusqu’alors désignées comme des « cryptomonnaies ») à laquelle est attachée un régime spécifique pour les personnes physiques domiciliées fiscalement en France. Après cette date, le législateur n’interviendra plus qu’à la marge pour modifier certains points du régime applicable aux particuliers en matière d’impôt sur le revenu, ou alors pour fixer certaines règles relatives aux déclarations.

Pour pallier les difficultés rencontrées pour appréhender l’ensemble des richesses nées d’un nouvel écosystème complexe aux multiples ramifications, il n’est ainsi consacrée qu’une qualification unique et uniforme. Une analyse du traitement fiscal de nombreuses applications révèle que cette catégorie – qui se veut générale et générique, étant la seule à concerner spécifiquement l’économie reposant sur la technologie blockchain – ne permet pas de proposer de solutions satisfaisantes dans de nombreuses situations reposant sur cette technologie. Par exemple, ne sont pas envisagés les crypto-actifs qui ont des fonctions de titres financiers, leur traitement fiscal est donc laissé en suspens par législateur. Il en est de même des crypto-actifs se référant à d’autres actifs (souvent désignés comme des NFT). Le gain en crypto-actifs d’opérations de sécurisation de réseaux de blockchains, désignées comme le « minage » ou le « stacking », ne voit également pas son traitement fiscal clarifié alors même que ces opérations ne correspondent pas exactement à d’autres qui pourraient être envisagées dans les textes. Un autre exemple de vide juridique concerne les organisations autonomes décentralisées, sorte de véhicule d’investissement fonctionnant intégralement sur une blockchain dont la loi ne fixe pas le régime fiscal.

Pour revenir plus directement à la question posée, ces exemples sont des révélateurs des limites des règles et catégories fiscales en général, ainsi que de la catégorie spécifique de l’actif numérique, pour appréhender l’économie de la blockchain dans sa diversité et sa complexité.

2 – La Blockchain nous oblige-t-elle à imaginer de nouvelles qualifications juridiques ?

On ne peut, selon moi, se satisfaire de la situation décrite précédemment. Chaque nouvel actif ou nouvelle relation économique émanant de la technologie parait mettre à l’épreuve le droit fiscal. Il faut donc que le droit évolue afin d’assurer la sécurité juridique des contribuables qui investissent ce secteur économique. La question est cependant celle de la direction que doit prendre cette évolution. Est-ce que, comme la question le suggère, la blockchain nous oblige ainsi à imaginer de nouvelles qualifications juridiques ? Peut-être. Seulement, au regard de la diversité des applications économiques qu’elle fait naitre, le législateur ne peut pas multiplier les catégories indéfiniment au risque de créer une inflation législative galopante dont les effets ne seraient sans doute pas moins néfastes que la situation actuelle.

Rechercher un moyen de résoudre les achoppements préalablement identifiés commande donc de dégager ce qui constitue la substance des rapports sociaux et économiques liés à l’aide de la technologie que le droit entend appréhender pour proposer des réponses fiscales fondamentales pour déterminer les régimes d’imposition des diverses situations de fait.

Cette recherche débouche sur la découverte de la blockchain elle-même, qui est oubliée par le système juridique, et une bonne part de la doctrine, qui ne propose aucune catégorie pour la qualifier. On parle de la blockchain, des différentes blockchains, mais on ne dit jamais ce qu’elles sont juridiquement.

Il faut ainsi de déterminer la nature des matérialisations de cette technologie pour les cerner et comprendre les raisons des difficultés fiscales qui sont créées.

Pour ce faire, nous avons recours à la théorie du droit qui permet de comprendre que chaque blockchain, et la communauté d’utilisateurs qu’elle réunit, constitue un ordre juridique anational et aterritorial permettant la réservation de valeur économique – sur le modèle du droit de propriété garanti par l’Etat – comme sa transmission – on trouve ici le concept d’obligation – et qui assure la protection des divers droits subjectifs de ses membres. L’existence de ce phénomène juridique, comme son ignorance par le système étatique, sont, selon nous, à l’origine des limites du droit fiscal positif. Droit de superposition, il identifie de la valeur économique mais ne parvient pas à déterminer le régime d’imposition adapté : cette valeur ne correspond à aucune catégorie du droit privé national étant donné que sa réservation dépend en réalité d’un ordre juridique tiers. Pour dépasser ces difficultés, il est ainsi nécessaire que le droit fiscal appréhende l’ordre juridique constitué par une blockchain pour réaliser ses prescriptions. Une telle démarche suppose de dépasser la réflexion théorique, et d’employer la technique juridique afin d’exprimer cette réalité dans la langue du droit positif, de la mouler dans une catégorie juridique : il faut qualifier la blockchain.

Pour répondre à la question posée, la Blockchain nous oblige ainsi à imaginer une nouvelle qualification juridique : la sienne.  Je propose alors la catégorie du système normatif numérique, à laquelle j’accole un régime juridique souple basé sur la technique de l’assimilation.

3 – Les techniques actuelles du contrôle fiscal vous semblent elles adaptées à la Blockchain ?

               La thèse ne porte que sur le droit fiscal substantiel, mais il est vrai qu’une fois les régimes fiscaux applicables (permettant de déterminer le montant de l’obligation fiscale des contribuables) ont été identifiés, encore faut-il s’assurer de leur respect. Or, la question de l’effectivité des règles fiscales se pose sérieusement pour les contribuables récalcitrants qui ont recours à la technologie. Pour l’heure, à ma connaissance, nous n’avons pas de statistiques sur le nombre et le montant de contrôles fiscaux concernant les utilisateurs de crypto-actifs.

Pour résoudre les problématiques du contrôle fiscal en ce domaine, les initiatives internationales se développent afin d’améliorer la collecte d’informations. On peut notamment relever les actions de l’OCDE qui produit du droit souple avec les « Normes internationales d’échange automatique de renseignements en matière fiscale : Cadre de déclaration des Crypto-actifs » ou également la directive européenne « DAC 8 » transposée en droit interne par l’article 54 de la loi de finances pour 2025. Leur objectif repose sur le développement des échanges d’informations entre administrations fiscales et la mise en place d’obligations en matière de transparence pour les intermédiaires auxquels recourent souvent les utilisateurs de crypto-actifs. Également, sur le modèle de la déclaration existante pour les comptes bancaires, l’article 1649 bis C du Code général des impôts prévoit une obligation, étendue en 2024, de déclaration des portefeuilles d’actifs numériques détenus auprès d’organismes établis à l’étrangers.

Ces règles sont bienvenues pour assurer l’efficience des règles fiscales mais, elles ne sont d’aucune utilité pour les opérations qui respectent la promesse de la technologie, c’est-à-dire qui se passent d’intermédiaires. Dans cette hypothèse, la solution pour combattre la fraude ne peut résider que dans la nature de la blockchain elle-même. L’alliance du caractère transparent de la blockchain et de l’identification de nœuds, de points de contacts avec le monde physique (Les premiers points de contact identifiés sont justement les intermédiaires qui sont soumis à plusieurs obligations déclaratives) devrait permettre le contrôle de la bonne application des règles fiscales. Cela passera peut-être par la liaison entre les « adresses IP » des appareils électroniques utilisés et les portefeuilles numériques dont l’inventaire des transactions qu’ils effectuent est, par nature, public. La mise en place de procédures de ce genre nécessitera la coopération des spécialistes de la technique et des juristes. Si de telles actions émergent déjà en matière pénale, reste à savoir si elles pourront être développées de manière systématique en matière fiscale. Le développement actuel des compétences des autorités en ce domaine semble dessiner des perspectives intéressantes. On ne peut qu’encourager les agents de l’administration fiscale et les contribuables à travailler de concert pour élaborer des règles et des pratiques permettant de concilier conformité fiscale et développement économique.

4 – Pourquoi est-il utile d’avoir recours à la technique de l’assimilation ?

               Le recours à la technique de l’assimilation proposée dans l’ouvrage n’est pas une invention de ma part. La démarche ne consiste qu’à étendre la méthode employée en droit fiscal positif pour imposer les entités issues d’ordres juridiques étrangers, inconnues du droit français. Cette méthode a été consacrée dans l’arrêt Artémis rendu par le Conseil d’Etat en 2014. Recourir à la technique de l’assimilation n’est ainsi que la suite logique à la compréhension de la nature de la blockchain et offre une réponse à la difficulté que l’on doit dépasser : établir le traitement fiscal des différents cas d’usage de la technologie en assurant, dans le même temps, la sécurité juridique des contribuables, la neutralité fiscale pour sauvegarder leurs libertés ainsi que la garantie des recettes de l’Etat.

La qualification de la blockchain et le recours à l’assimilation permet d’atteindre ces objectifs pourtant difficilement conciliables. Par exemple, une qualification législative uniforme des applications serait non respectueuse de leur diversité et contraire à la neutralité fiscale mais assurerait une forme de sécurité juridique. A l’inverse, une qualification individualisée respecterait la diversité et donc la neutralité fiscale, de laquelle découle en partie la liberté des contribuables, mais placerait la loi en situation de course poursuite par rapport à l’innovation technique et emporterait une inflation normative préjudiciable à la sécurité juridique.

L’assimilation, technique juridique pour saisir les hypothèses factuelles inconnues du droit positif dans le respect des principes juridiques et des catégories existantes, propose une solution mesurée pour répondre à ces difficultés et parait être le seul moyen pour déterminer le régime fiscal applicable aux applications de la blockchain en respectant les objectifs de cette branche du droit. Elle emporte une flexibilisation des catégories juridiques permettant de saisir les cas factuels non prévus par la loi sans déformer la réalité, tout en garantissant la sauvegarde des prescriptions juridiques. Sa pratique contribue ainsi à assurer la sécurité juridique en offrant des solutions juridiques aux hypothèses factuelles inconnues – ce que sont dans la plupart des cas les applications de la blockchain – sans nécessiter de modification de la structure formelle du système juridique. Dans le même temps, elle trouve sa légitimité dans sa finalité : assurer la réalisation de l’équité. Transcrit au sein du droit fiscal, cet idéal trouve une manifestation dans le principe de neutralité que l’assimilation a, par voie de conséquence, l’objectif de garantir. Ces caractères rendent ainsi son emploi parfaitement pertinent pour déterminer le régime fiscal des applications de la blockchain en respectant les objectifs de cette branche du droit.

La technologie blockchain est une réalité mouvante et diversifiée, qui, par son caractère normatif, permet de structurer des relations économiques aux visages multiples qui ne sont pas strictement identiques à celles ayant recours à d’autres solutions juridiques. Toutes ces relations ne sont pas pour autant substantiellement différentes de celles qui n’ont pas recours à la technologie. Celle-ci n’a pas apporté de besoins nouveaux aux êtres humains mais offre simplement des moyens alternatifs à l’organisation de rapports économiques dont l’innovation repose le plus souvent – simplement – sur le fait de se passer d’intermédiaires. Les blockchains ne sont ainsi que des ordres normatifs tiers, avec lesquels le système fiscal doit organiser ses rapports intersystémiques. Dans cette perspective, la positivité du recours à l’assimilation pour organiser les relations entre le droit fiscal et les droits d’États étrangers vient offrir la confirmation pratique à la pertinence théorique de l’emploi de cette technique juridique. Elle apparait ainsi comme le moyen le plus adapté pour déterminer le régime fiscal des situations impliquant la technologie blockchain et lever les difficultés actuelles que nous avons évoqué précédemment.

D’ailleurs, le droit positif ne s’y trompe pas, il recourt à cette technique de manière implicite pour organiser certains de ses rapports avec les blockchains. La méthode est employée en droit financier, en droit comptable et même en droit fiscal en matière de TVA. Ce recours est cependant implicite, et ne concerne, pour l’heure, que quelques applications. Il démontre pour autant des résultats enthousiasmants et appuie ainsi la pertinence de la généralisation de l’assimilation à l’ensemble de l’économie reposant sur la technologie blockchain.

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