
Alexandre Nicolier
Alexandre Nicolier, élève-avocat HEDAC, docteur en droit, diplômé expert-comptable, consultant chez We Doo Accounting, chargé d’enseignement au master de droit fiscal et droit de l’entreprise (Université Toulouse 1 Capitole), formateur

1 – Comment départir, au regard du droit fiscal, le risque professionnel de celui du particulier ?
Cette question renvoie directement à la distinction entre un professionnel et un particulier (ou investisseur privé) au regard du droit fiscal. Le risque professionnel est celui supporté par une entreprise, dont les bénéfices sont imposés selon le régime de l’impôt sur les sociétés (IS) ou des bénéfices industriels et commerciaux (BIC), bénéfices non commerciaux (BNC) et bénéfices agricoles (BA).
À l’inverse, le risque privé est supporté par un particulier lorsqu’il investit (nous préférons alors parler d’investisseur privé plutôt que de particulier s’agissant d’une étude sur la prise de risque). Les revenus issus de ces investissements sont imposés au titre des revenus fonciers ou des revenus de capitaux mobiliers.
La nature du risque se manifeste ainsi à travers la catégorie d’imposition applicable à l’enrichissement ou à l’appauvrissement. Chaque catégorie de revenus possède son propre mode de détermination de l’assiette et peut, dans certains cas, faire bénéficier ou subir au contribuable des règles spécifiques concernant le traitement des déficits. Ces règles éclairent la manière dont le droit fiscal appréhende le risque. Nous montrons dans notre ouvrage que le législateur et la jurisprudence ont instauré deux types de risques. Le premier risque découle de l’activité professionnelle et, lorsqu’il se concrétise influe directement sur la matière imposable. Son avènement opère ici immédiatement en réduisant l’impôt.
Le second concerne les investisseurs privés. Ceux-ci sont fiscalement condamnés à s’enrichir effectivement, pour ne pouvoir imputer leurs déficits que sur des revenus futurs de même nature. Ainsi, celui qui réalise un investissement immobilier, bien qu’animé par une logique d’enrichissement, subit le cloisonnement du risque qu’il supporte. En effet, les déficits fonciers ne sont imputables que sur des revenus de même nature, à l’exception d’une fraction limitée à 10 700 euros, sous réserve de maintenir la location pendant trois ans. Cette contrainte ne s’applique pas de la même manière aux professionnels
Par conséquent, la reconnaissance immédiate (de la réalisation) du risque ne dépend plus de l’intention de s’enrichir. En revanche, sa pleine assomption est aujourd’hui inhérente à l’impossibilité de s’appauvrir volontairement. Ce qui esquisse en creux un principe de recherche systématique du profit destiné exclusivement aux entreprises (cf question 2).
Cette dichotomie du risque économique révèle un aspect fondamental du droit fiscal : la pleine assomption du risque repose in fine sur la capacité de ce droit à sanctionner tout changement d’intention. Ainsi, en raison de l’incapacité de cette branche du droit à contraindre à la persévérance ou la poursuite des investissements privés, le législateur a adopté la méthode du cloisonnement. En fin de compte, ce procédé constitue une réponse à l’éventuel appauvrissement délibéré des particuliers. En revanche, la fiscalité des entreprises contient de nombreux dispositifs permettant d’exiger des entreprises le respect des raisons qui ont motivé leurs créations. Ce qui permet alors d’accepter pleinement les risques que celles-ci supportent.
2 – Le droit fiscal incite-t-il à la prise de risques ?
La fiscalité des entreprises favorise activement la prise de risque en évaluant la normalité des actes de gestion en fonction des intentions que poursuivent leurs auteurs. Cette approche conduit, en fin de compte, à accepter l’incertitude inhérente au risque. En effet, le risque économique des entreprises ne peut s’apprécier qu’au regard des intentions. À défaut, cela reviendrait à rejeter totalement la prise de risque. En témoignent deux exemples.
En premier lieu, l’anormalité des actes de gestion se caractérise par la volonté de s’appauvrir de leurs auteurs. L’exigence d’un élément intentionnel, lequel distingue l’erreur de gestion de la libéralité, est la marque d’un droit fiscal qui favorise le risque. Conséquemment, pour accepter les effets des actes de gestion sur la matière imposable, ce n’est pas tant l’existence d’une contrepartie effective (matérielle) qui est exigée, que la perspective de s’enrichir. Le contraire ne concéderait aucun droit à l’erreur.
Le procédé fait écho au principe exposé dans notre ouvrage, à savoir que la prise de risque ne peut être acceptée sur le plan fiscal que si elle s’inscrit dans une recherche (une intention) sincère et continue de l’enrichissement. L’assomption immédiate du risque – par l’imputation des déficits professionnels sur les autres revenus – nécessite que celui qui réalise l’investissement ne puisse pas changer d’intention (en ne poursuivant plus sa conquête de la richesse) sans supporter de conséquences fiscales (cf question 1). En ce sens, l’exemple du décloisonnement des déficits catégoriels traduit le fait que le risque ne peut opérer immédiatement sur la matière imposable que si les contribuables recherchent sincèrement et continuellement le profit. Le législateur a préféré ne pas maintenir le décloisonnement du risque privé, qu’il avait lui-même instauré, faute de ne pas pouvoir contraindre les particuliers à poursuivre durablement leur quête de l’enrichissement.
En second lieu, le cadre conceptuel définissant les actes de gestion considérés comme normaux, et donc ayant une incidence sur la matière imposable, induit nécessairement une certaine conception de la notion de contrepartie. Nous montrons que cette dernière peut tout simplement se définir comme la perspective de s’enrichir, ce qui n’est pas sans conséquences lors de la détermination des bénéfices. Pour finir, nous ne pouvons qu’être d’accord avec l’abandon de la théorie du risque manifestement excessif !
Soulignons ensuite, entre autres, que la fiscalité des entreprises offre aux dirigeants la possibilité d’adapter leur régime d’imposition en fonction de l’intensité du risque qu’ils entendent supporter. Les intéressés pourront préférer le régime de l’impôt sur les sociétés s’ils réinvestissent sans cesse les bénéfices que leurs exploitations génèrent. Ils opteront, en revanche, pour la semi-transparence fiscale – quand cela leur est possible – s’ils estiment que leur début d’activité sera générateur de déficits.
Pour conclure, nous développons dans notre ouvrage l’idée que la recherche du profit est un principe directeur qui défend la matière imposable. En ce sens, le droit fiscal ne considère l’entreprise que sous ses aspects financiers puisque seul lui importe la richesse, afin de l’imposer. C’est pourquoi il exige que chacun des actes de l’entreprise soit porteur d’un espoir d’enrichissement. En somme, le risque est fiscalement admis s’il vise le profit. Ce principe – de recherche systématique de l’enrichissement, propre aux entreprises – est à la fois directeur et supérieur puisqu’il relègue la liberté de gestion à un second plan. En ce sens, cette conquête de la richesse est un principe cardinal – en quelque sorte une boussole – qui oriente le comportement du chef d’entreprise. Ce dernier ne peut qu’y adhérer, sauf à subir les foudres de l’acte anormal de gestion. Il dispose néanmoins d’une marge de manœuvre puisqu’il n’est pas tenu de choisir la solution optimale, d’autant plus que celle-ci n’est parfois identifiée qu’a posteriori. En somme, il n’est pas tenu de maximiser ses profits et il bénéficie d’un droit à l’erreur. Il ne doit simplement pas oublier que tous ses actes doivent être porteurs, a minima, d’un espoir d’enrichissement. Ce principe de recherche systématique du profit est alors directeur : il fonde la ligne directrice d’un comportement qualifié de normal sur le plan fiscal. Par conséquent, nous pensons que le principe de liberté de gestion ne peut être que secondaire pour être inévitablement affecté par la structuration cédulaire de notre système fiscal. À l’intérieur de ce champ d’action – qu’est la recherche de l’enrichissement (donc celle de l’activité imposée) – le chef d’entreprise bénéficie d’une certaine liberté de gestion. Cette dernière lui permet de ne jamais tirer de son activité le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de réaliser. Toutefois, cela ne signifie pas qu’il puisse s’appauvrir délibérément. Ce principe prétorien est alors nécessairement limité. Il n’est, en réalité, que subsidiaire, sa portée n’étant pas absolue. Il ne s’applique pleinement que dans le cadre de la recherche du profit, c’est-à-dire lors de l’exercice d’une activité professionnelle, elle-même relevant d’une certaine catégorie de revenus.
S’agissant des investissements privés, l’appréciation du risque est toute différente ! Mon propos étant déjà suffisamment développé (long !), je renvoie le lecteur à notre étude.
3 – La jurisprudence du Conseil d’État, que vous analysez longuement, se montre – t – elle clémente quant aux conséquences fiscales pour ceux qui prennent des risques ?
La jurisprudence fait preuve de clémence envers la prise de risque des professionnels, comme en témoignent deux phénomènes.
En premier lieu, la théorie de l’acte anormal de gestion (AAG), d’origine prétorienne, repose en partie sur l’élément intentionnel, qui permet de distinguer une mauvaise affaire d’une libéralité.
En second lieu, le Conseil d’État a abandonné sa propre création – la théorie du risque manifestement excessif – face aux abus de l’administration fiscale.
Par ailleurs, la haute juridiction administrative rappelle régulièrement qu’un acte de gestion doit être apprécié au moment de sa prise de décision et non au regard de ses effets sur les bénéfices. In fine, seule compte la recherche sincère du profit, même si celle-ci peut finalement se solder par un échec.
Le juge de l’impôt est en revanche beaucoup moins clément s’agissant des investisseurs privés. L’article 13, 1 du Code général des impôts[1] semble pourtant avoir une portée générale. Il concerne tant les revenus que les bénéfices. Les premiers ont trait aux investissements privés générant par exemple des revenus fonciers ou mobiliers. Les seconds (les bénéfices) sont produits par les entreprises.
Malheureusement, force est de constater que le champ de déduction des dépenses sur les revenus est considérablement restreint. Pourquoi les frais d’acquisition d’un immeuble destiné à la location ne sont-ils pas déductibles des revenus fonciers ? Pourquoi les indemnités d’éviction ne sont-elles qu’exceptionnellement déductibles de ces mêmes revenus ? Pourquoi les intérêts d’emprunt ne pourraient-ils pas inconditionnellement s’imputer sur les revenus de capitaux mobiliers ? Toutes les dépenses susdites n’ont-elles pas été payées dans le seul but d’acquérir ou d’accroître des revenus ? Une telle façon de déterminer la matière imposable ne dénote-t-elle pas une certaine méconnaissance (ou méfiance) du risque privé ? L’ouvrage tente de répondre à ces questions.
4 – Vous considérez que « le but principalement fiscal » n’encourage pas l’esprit d’entreprise. Il est toutefois difficile d’ignorer que certaines décisions de gestion sont prises dans un but fiscal. Comment pourrait-on traiter cette question ?
La loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 a introduit la notion de but principalement fiscal. L’administration fiscale a depuis le choix des armes. Elle peut invoquer le classique abus de droit (article L 64 du livre des procédures fiscales), lequel s’accompagne systématiquement de pénalités pouvant aller jusqu’à 80 % lorsque le bénéficiaire de l’avantage fiscal est l’instigateur du montage (ou son principal bénéficiaire)[2]. Toutefois, elle peut désormais se tourner vers le nouveau dispositif fixé à l’article L 64 A du livre des procédures fiscales lorsque la démonstration d’un but exclusif lui est trop difficile. Rappelons en les termes : « afin d’en restituer le véritable caractère et sous réserve de l’application de l’article 205 A du Code général des impôts, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ».
Le droit fiscal n’est économiquement vertueux que s’il est dans la capacité de distinguer clairement les montages utiles à notre économie de ceux abusifs, cherchant à éluder l’impôt. Il ne faudrait pas condamner les schémas seulement pour les avantages fiscaux qu’ils procurent. Or, l’instauration dans notre législation du but « principalement fiscal » conduit à une insécurité juridique préjudiciable à l’initiative économique. Toute la difficulté réside dans la comparaison de chaque motif. L’administration fiscale, dans ses commentaires relatifs au montage non authentique, regarde la notion de motifs commerciaux au sens large. Dès lors, « sont susceptibles d’être considérées comme répondant à des motifs valables les structures de détention patrimoniale, ayant des activités financières ou encore des structures répondant à un objectif organisationnel. Dans le cas où un montage procure des avantages d’ordre à la fois économique et fiscal, mais où l’avantage d’ordre économique est très marginal par rapport à l’avantage fiscal obtenu, le motif économique est susceptible d’être considéré comme non valable[3] ». Néanmoins, l’argument économique ou patrimonial va-t-il peser suffisamment lourd face à l’économie d’impôt généré par le montage incriminé ?
L’appréciation des actes de gestion à travers les motivations que poursuivent leurs auteurs permet une pleine reconnaissance du risque (question 2). Toutefois, nous pensons que la réciproque est tout aussi vraie : l’existence d’une véritable prise de risque valide les intentions sincères des contribuables. Pour le législateur, soucieux de ne pas entraver la liberté d’entreprendre, les contribuables ne commettent une fraude à la loi qu’en présence d’un montage malintentionné, à la recherche exclusive ou principale d’une économie d’impôt. En somme, les motivations poursuivies départissent les schémas louables de ceux abusifs. Si cela est pertinent, encore faut-il ne pas confondre le motif d’un montage de ses effets. Si un schéma procure des économies d’impôts, en est-il pour autant condamnable ? Nous pensons que le critère du risque (l’existence d’un véritable risque économique ou juridique) peut être le remède à ce mal que constitue l’insécurité juridique de la notion « de but principalement fiscal ».
Nous nous interrogeons alors sur les éventuelles conséquences en matière de charge de la preuve. Nous savons aujourd’hui que le contribuable n’a pas à démontrer que le montage qu’il a choisi est le seul capable de répondre à ses objectifs non fiscaux. Toutefois, la difficulté de comparer des avantages patrimoniaux (non chiffrables) avec ceux fiscaux pourrait-il conduire à un renversement de la charge de la preuve ? Afin de se prémunir contre la fraude à la loi de l’article L 64 A du livre des procédures fiscales, le contribuable devra-t-il démontrer que le montage choisi est le seul capable d’atteindre les objectifs non fiscaux qu’il poursuit ?
[1] Le bénéfice ou revenu imposable est constitué par l’excédent du produit brut, y compris la valeur des profits et avantages en nature, sur les dépenses effectuées en vue de l’acquisition et de la conservation du revenu.
[2] Article 1729, b du Code général des impôts.
[3] BOI-IS-BASE-70, 3 juill. 2019, § 40 et suivants.