Revue européenne et internationale de droit fiscal

Questions / réponses à Edouard Coulon

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daniel gutmann

Edouard Coulon
Docteur en droit public.
Maître de conférences à l’Université de Lille.

1 –Dans votre thèse vous retenez l’intention fiscale du contribuable, dans le but d’un gain en impôts, comme critère définissant l’évasion fiscale. La preuve de cette intention coupable repose sur un certain nombre de présomptions. Ceci n’est-il pas de nature à mettre systématiquement en difficultés le contribuable face à l’administration ?

Le but des présomptions d’évasion fiscale est de faire peser la charge de la preuve sur le contribuable. Ce transfert nécessite la démonstration des conditions d’application de ces présomptions par l’Administration et permet ensuite de présumer l’intention du contribuable. D’une part, ces différentes conditions constituent les indices d’un comportement d’évasion fiscale. Dans ce cas, le contribuable est alors soumis à un risque fiscal. Mais ce dernier est acceptable si le texte est clair. Or, la jurisprudence a souvent dû préciser ces conditions, comme le montre l’exemple de la condition du régime fiscal étranger privilégié de l’article 238 A du CGI[1]. D’autre part, la présomption permettrait de démontrer le fait inconnu qui est la motivation fiscale du contribuable. Au fil de la jurisprudence et des révisions législatives, cette démonstration ne passe plus par une présomption irréfragable. En effet, ces dispositifs assez anciens, datant des années 1970, sont devenus des présomptions simples, comme le montre l’exemple des articles 123 bis et 209 B du CGI. L’article 155 A du CGI constitue l’un des derniers témoignages de cet ancien type de présomption, malgré l’interprétation du Conseil d’État[2]. Dans les autres cas, l’application de ces textes a été conditionnée à la détermination de l’intention du contribuable, au sein de « clauses de sauvegarde ». Le contribuable doit alors démontrer sa bonne foi. Dans cette situation, il est mis en difficulté et doit énoncer des faits objectifs pour démontrer sa réelle intention. Le déplacement de la charge de la preuve et même de son risque est alors d’autant plus délicat qu’il concerne justement la question de sa motivation. Aussi, malgré les évolutions favorables aux contribuables, la volonté du législateur demeure de faciliter l’action de l’administration fiscale dans la lutte contre l’évasion fiscale, notamment dans des situations d’extranéité.

2 – Vous déclinez les dispositifs, en droit interne, permettant de lutter contre l’évasion fiscale. Peut-on dire que tout ceci soit cohérent et efficace ?

En ce qui concerne la cohérence, je ne pense que cette dernière existe. L’Administration bénéficie d’un choix des armes, notamment en matière de dispositifs anti-abus, sous réserve de la délicate question de leur articulation. Ces armes ont été ajoutées dans son arsenal selon les problématiques de l’époque de leur entrée en vigueur. Par exemple, une présomption simple d’évasion fiscale a été mise en place au sein de l’article 119 bis A du CGI à la suite du scandale dit des « CumEx files » et des opérations d’arbitrage des dividendes. La seule cohérence que je perçois est le lien avec la théorie de l’abus de droit. En effet, que ce soit pour l’article L. 64 du LPF, le principe de lutte contre la fraude à la loi issu de la décision Janfin[3], les dispositifs anti-abus et les présomptions d’évasion fiscale citées précédemment, ces mécanismes reposent sur une démonstration de l’intention fiscale du contribuable. Ce critère constitue la cohérence de la lutte contre l’évasion fiscale, la différenciant, notamment, de la lutte contre l’optimisation fiscale.

En ce qui concerne l’efficacité, elle est toujours délicate à mesurer. D’un point de vue quantitatif, les résultats sont divers. Si, dans le domaine de la lutte contre l’évasion, la fraude ou l’optimisation fiscales, l’article 57 du CGI au sujet du contrôle des prix de transfert forme une part importante des rectifications[4], les dispositifs de lutte contre l’évasion fiscale représentent une part moindre[5]. Cependant, cette efficacité ne peut pas seulement se mesurer de cette façon. En effet, ces dispositifs se caractérisent également par leur rôle d’« épouvantail »[6]. Ils obligent les contribuables à réfléchir sur leur comportement. En se trouvant dans le champ de ces textes, le contribuable doit prendre en compte les risques fiscaux. Cet effet se retrouve dans les réformes les plus récentes, comme la réforme « Pilier deux » du plan BEPS de l’OCDE. Son efficacité dépasse sa portée concrète qui est, pour l’heure, difficile à déterminer. Sa plus grande conséquence semble être l’obligation pour les grands groupes de revoir leur politique en matière de reporting et, plus globalement, leurs principes de gouvernance fiscale. Cet effet rappelle alors le rôle des dispositifs de transparence en droit fiscal, qui n’ont plus seulement pour but de lutter contre la dissimulation des revenus, mais ont également pour objectif d’inciter les contribuables à changer leur comportement, que ce soit, notamment, au sein de la directive DAC 6, de l’obligation de documentation dite CbCR ou de la future publicité de ce même CbCR (appelé également D3P).

3 – Vous présentez les dispositifs hybrides comme sources d’évasion fiscale. La partie II de la Convention multilatérale prévoit un certain nombre de mécanismes pour les contrarier. Les Etats se sont-ils emparés des standards proposés et que faut-il en attendre ?

La Convention multilatérale ou l’Instrument multilatéral (IM BEPS) constitue l’un des changements majeurs du droit fiscal international et l’une des étapes majeures de la lutte contre l’évasion fiscale, en plus de la modification du modèle de convention de l’OCDE.

La Convention vise les dispositifs hybrides dans sa Partie II, aux articles 3, 4 et 5, en lien avec les travaux BEPS[7]. Il s’agit des opérations qui ont pour objectif d’exploiter les différences de qualification entre deux États pour obtenir des régimes fiscaux spécifiques, notamment une déduction dans l’un et une exonération dans l’autre ou une double déduction. À l’encontre de ces procédés, l’article 3 de l’IM BEPS définit un régime des entités transparentes, qui vise à attribuer le revenu d’une entité considérée comme transparente, au résident d’une juridiction contractante. En outre, l’article 4 fixe un régime pour les entités doublement résidentes proposant aux États de se rapprocher pour déterminer d’un commun accord quelle est la résidence d’une société dans ce cas. Les États prendraient alors en compte différents facteurs, dont le siège de direction effective. Enfin, l’article 5 concerne la lutte contre les doubles exonérations au sein de l’élimination de la double imposition et prévoit différentes options pour les éviter.

Pour la France, aucune des clauses relatives aux produits hybrides ne s’applique[8]. À la différence du socle de protection minimale, les États signataires sont libres de ne pas retenir ces règles. La France estime que les deux premiers articles ne constitueraient pas des progrès dans la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales, d’une part, et la lutte contre l’optimisation fiscale, d’autre part, et que le dernier article est déjà appliqué dans la pratique conventionnelle française. De plus, la France agissait déjà contre les dispositifs hybrides au moyen de l’article 212, I, b du CGI.

Au sein de l’Union européenne, l’Allemagne a, par exemple, émis des réserves au sujet des articles 3 et 4 de l’IM BEPS. De même, l’Italie a refusé l’application de l’ensemble des articles de la Partie II. En outre, l’Espagne a choisi d’appliquer l’article 5, mais a émis des réserves pour les deux autres articles. Enfin, le Luxembourg a décidé de ne pas appliquer l’article 4. Aussi, la principale appropriation de la Partie II de l’IM BEPS au sein de l’Union apparaît être la directive ATAD II[9], transposée aux articles 205 B, 205 C et 205 D du CGI, qui a justement été adoptée dans le but de mettre en œuvre l’action 2 du plan BEPS de l’OCDE. Le régime juridique européen de lutte contre les dispositifs hybrides prévoit, dans une forêt de normes, l’application d’un régime de neutralisation des asymétries fiscales en raison de la qualification d’une opération en dispositif hybride.

Pour conclure, les textes de l’IM sur les dispositifs hybrides et de la directive ATAD II, ainsi que des textes précédents dépassent la lutte contre l’évasion fiscale et luttent, plus globalement, contre l’optimisation fiscale. En effet, si mettre en place un montage à l’aide d’une « hybridité » entre deux territoires contient une part évidente d’artificialité, confinant à l’évasion fiscale, le régime des dispositifs hybrides ne repose pas sur la démonstration d’une motivation fiscale des contribuables. Ce régime s’applique même si le contribuable n’a pas d’intention maligne. Par conséquent, ce régime rejoint la catégorie des dispositifs de lutte contre l’optimisation fiscale, telle qu’elle est définie par le Conseil constitutionnel[10].

4 – Pouvez-vous poser une définition, qui vous soit propre, de l’évasion fiscale ?

L’évasion fiscale constitue un comportement formellement légal, mais motivé par une intention fiscale prédominante. Il est accompli dans le but d’obtenir un gain fiscal. Cette motivation repose sur une opération artificielle. Cette dernière est réalisée dans un but contraire à l’intention de l’auteur du texte appliqué, voire aux principes de l’ordre public fiscal.


[1] CE, 21 mars 1986, n° 53002, Société Auriège : RJF 5/86 n° 470 ; CE, 2 avril 2003, n° 237751, n° 237753, Société d’édition des artistes peignant de la bouche et du pied (APBP) : RJF 6/03, n° 693 ; CE, 24 avril 2019, n° 413129, CUIF : Dr. fisc. 2019, n° 28, comm. 327 ; CE, 29 juin 2020, n°433937, SARL Bernys : Dr. fisc. 2020, n°39, comm. 385.

[2] CE, 20 mars 2013, n° 346642, M et Mme Piazza : Dr. fisc. 2013, n° 20, comm. 282 ; CE, 9 mai 2019, n° 417514 : Dr. fisc. 2019, n° 30-35, comm. 349.

[3] CE, 27 septembre 2006, n° 260050, Sté Janfin : Dr. fisc. 2006, n° 47, comm. 744.

[4] Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Lutte contre l’évasion fiscale et la fraude en matière d’impositions de toutes natures et de cotisations sociales, Document de politique transversale, Annexe du projet de loi de finances pour 2023, p. 70.

[5] Idem., p. 72 s.

[6] V. M. Collet, Droit fiscal, PUF, Thémis droit, 11e éd., 2023, p. 235, § 379.

[7] OCDE, Dispositifs hybrides, question de politique et de discipline fiscales, éd. OCDE, 2012 ; OCDE, Neutraliser les effets des dispositifs hybrides, Action 2 — Rapport final 2015, Projet OCDE/G20 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, éd. OCDE, 2017.

[8] V. Ministère de l’Europe et des affaires étrangères, Étude d’impact, Projet de loi autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, 2018, p. 10 ; v. Commission des finances, Sénat, Rapport sur le projet de loi autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, n° 410, 2018, p. 20.

[9] Directive, 2017/952 du Conseil du 29 mai 2017 modifiant la directive 2016/1164 en ce qui concerne les dispositifs hybrides faisant intervenir des pays tiers.

[10] C. constit., 29 décembre 2013, n° 2013-685 DC, Loi de finances pour 2014 : RJF 3/14, n° 267 et 268 ; C. constit., 29 avril 2018, n° 2018-701 QPC, Mi Développement 2 : Dr. fisc. 2018, n° 39, comm. 410 ; CE, 30 mai 2018, n° 412964, Sté HighCo : Dr. fisc. 2018, n° 42-43, comm. 426 ; C. constit., 30 novembre 2018, n° 2018-748 QPC, Sté Zimmer Biomet France : Dr. fisc. 2019, n° 7, comm. 156.

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