Maître des requêtes au Conseil d’Etat
1 – La constitutionalisation du droit fiscal s’est particulièrement accentuée ces dernières années. Une partie de la doctrine s’en félicite. Une autre considère que le consentement du Parlement à lever l’impôt se voit progressivement miné par le Conseil constitutionnel. Qu’en pensez-vous ?
Ce questionnement est, pour tout dire, à l’origine de cet ouvrage. Lorsque j’ai découvert le contentieux fiscal en 2014 comme auditeur au Conseil d’Etat, j’ai en effet été surpris par certaines décisions censurant des réformes importantes, au motif le plus souvent d’une méconnaissance du principe d’égalité. Je pense par exemple à celle, à l’été 2014, sur la réduction dégressive de cotisations sociales dans le cadre du « pacte de responsabilité », qui repose à mon sens sur un raisonnement contestable – sur lequel le Conseil constitutionnel est d’ailleurs partiellement revenu par la suite. On peut également penser à sa jurisprudence sur le caractère confiscatoire des impositions sur le revenu, qui fait dépendre le sort des réformes fiscales de la situation individuelle théorique d’un contribuable qui supporterait l’ensemble des impositions applicables à une même assiette, aux taux les plus élevés, sans exploiter aucune faculté d’optimisation.
Toutefois, au-delà de ces quelques cas très commentés, je suis convaincu que le contrôle du Conseil constitutionnel constitue un garde-fou vertueux et même essentiel. Dans un système politique où la loi fiscale est rédigée et votée à la vitesse de l’éclair, il est rarement possible aux différentes institutions – administrations, assemblées – d’envisager l’ensemble des questions et incidences potentielles du texte qu’elles préparent et discutent. Il advient donc nécessairement – et c’est regrettable – que des incohérences entachent une réforme. De plus, alors que la matière fiscale est par hypothèse un domaine très exposé aux intérêts privés (elle détermine après tout la contribution de chacun aux charges publiques), son apparente aridité technique complique parfois la tenue d’un débat public sur les choix effectués. Dans ce contexte où, au-delà des discours convenus sur la lisibilité et l’égalité fiscales, peu de forces agissent en réalité dans le sens d’une loi fiscale cohérente et simple, il est essentiel qu’existent certaines cordes de rappel – et la perspective d’une censure des règles sans cohérence par rapport à l’objectif poursuivi, ou plus globalement contraires à l’égalité devant l’impôt, en est une.
Ainsi, il est à mon avis légitime d’interroger la légitimité du juge à censurer de grandes réformes votées par la représentation nationale. Et c’est précisément en acceptant ce débat que l’on prend conscience de ce qui justifie l’intervention du Conseil constitutionnel.
2 – Les questions prioritaires de constitutionalité en matière fiscale ont-elles profondément affecté le droit fiscal et les procédures fiscales ?
La QPC en matière fiscale est souvent présentée comme une déception, peut-être au vu du nombre de censures prononcées, ou de la limitation de leurs effets dans le temps. Je ne partage pas cette analyse.
La QPC, en multipliant les occasions données au juge constitutionnel de se saisir de règles fiscales, lui a permis de mieux formaliser ses raisonnements, de les systématiser. Même s’il serait illusoire de tenter d’anticiper avec certitude ses décisions, un cadre constitutionnel relativement clair s’est construit, au fil de précédents que les commentaires aux cahiers s’attachent d’ailleurs à lier entre eux pour restituer la cohérence de l’ensemble. Si elle peut surprendre de temps à autre, la jurisprudence constitutionnelle fiscale était, je crois, plus énigmatique à l’époque où elle se résumait pour l’essentiel à la décision sur la loi de finances de l’année.
Or, en clarifiant le cadre applicable, c’est-à-dire les conditions de constitutionnalité de chaque type de mesure fiscale – avantage incitatif, taxe sectorielle, sanction fiscale, règle procédurale, etc. –, la QPC a permis sa meilleure prise en compte par les acteurs en charge d’élaborer la loi fiscale. L’intégration des exigences constitutionnelles, dorénavant éclairée par un ensemble touffu de précédents, s’accroît.
Enfin, il ne faut pas oublier que, en autorisant la contestation de dispositions déjà promulguées, la QPC a enfin permis au Conseil constitutionnel de trancher de vieux débats. On pense par exemple à la question de la faculté, pour le législateur, de soumettre à l’impôt sur la fortune la détention de biens non productifs de revenus, qui après des incertitudes passées dues aux décisions sur les lois de finances pour 1982 et pour 1999, a été clarifiée par une décision n° 2010-44 QPC.
3 – Le Conseil constitutionnel a strictement encadré la compétence du législateur dans la création des sanctions fiscales. Mais il exerce au fond un contrôle qui semble plus modéré, compte tenu des exigences liées notamment au principe de nécessité de l’impôt. Qu’en pensez-vous ?
Le principe de nécessité de l’impôt justifie sans conteste la répression des manquements à la loi fiscale. Depuis l’échec de la « contribution extraordinaire et patriotique » à caractère volontaire instituée par la Constituante en octobre 1789, on sait en effet que le contribuable verse rarement son obole de plein gré ! Pour autant, la nécessité de l’impôt ne saurait constituer un chèque en blanc pour l’édiction de n’importe quelle sanction fiscale : le Conseil constitutionnel exerce un contrôle relativement exigeant sur leur montant, au regard du principe de proportionnalité des peines. En particulier, il a censuré plusieurs sanctions prévues à l’encontre de contribuables méconnaissant des obligations déclaratives visant à faciliter le contrôle fiscal (déclaration d’avoirs à l’étranger, placés en trusts, etc.), en considérant qu’une amende proportionnelle aux sommes non déclarées n’était pas admissible dans la mesure où le non-respect de l’obligation déclarative ne signifie pas nécessairement que les sommes en cause ont été soustraites à l’impôt.
En réalité, la raison pour laquelle l’encadrement des sanctions fiscales peut paraître insuffisant aux yeux de certains tient, je crois, moins aux conditions de constitutionnalité des sanctions qu’au champ auquel il s’applique : le Conseil constitutionnel retient une conception stricte de la notion de sanction, en envisageant largement les catégories non répressives telles que les pénalités pour retard, qui visent simplement à réparer le temps écoulé, ou les règles de solidarité de paiement. Il existe donc de nombreuses mesures défavorables au contribuable qui ne tombent pas dans le champ des exigences résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de 1789. D’ailleurs même la question de savoir si le principe constitutionnel des droits de la défense s’étend, à l’instar du principe général du droit dégagé par le Conseil d’Etat dans la fameuse affaire Dame veuve Trompier-Gravier, aux mesures d’une certaine gravité prises en considération de la personne du contribuable, allant ainsi au-delà des seules sanctions, n’est pas complètement tranchée. Cela étant, étendre la notion de sanction fiscale à l’ensemble des mesures défavorables au contribuable serait certainement excessif, dans la mesure où par hypothèse la décision d’assujettir une catégorie de contribuables à un impôt n’est manifestement pas prise à leur profit…
4 – Le principe de nécessité semble bien ancré dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Est-ce à dire qu’il est sans limites ?
La place du principe de nécessité de l’impôt dans la jurisprudence constitutionnelle est paradoxale. D’un côté, peu de décisions se fondent directement sur lui. Il n’est en réalité mobilisé que sur les questions d’affectation de l’impôt, pour vérifier que les impositions qui ne sont pas affectées au budget général financent bien une dépense d’intérêt général et sont à ce titre rendues nécessaires par leur objet (cf. les décisions n° 95-370 DC et n° 2001-453 DC). Mais d’autre part, ce principe est bien sûr au fondement de la contribution publique : la nécessité de financer les charges publiques justifie de faire peser l’impôt sur bon nombre d’assiettes différentes. Sur ce point, le contrôle du Conseil constitutionnel paraît particulièrement retenu : il ne remet pas en cause le choix du législateur de taxer telle assiette plutôt que telle autre, sauf cas exceptionnel (examinant la loi de finances pour 2000 qui entendait permettre aux communes d’instituer une taxe sur les activités saisonnières assise sur la surface en mètres carrés utilisée par ces dernières, applicable pour l’année dès le premier jour d’installation, il a jugé qu’en ne prenant pas en compte la durée d’installation dans la commune d’activités commerciales non sédentaires, le législateur a méconnu le principe d’égalité devant les charges publiques). La loi est souveraine dans la définition du critère d’appréciation des facultés contributives.
Pour autant, je ne crois pas que le principe de nécessité de l’impôt soit sans limites. Il n’est en aucun cas une formule magique apte à justifier des choix incohérents, tels que par exemple appliquer une taxe comportementale à des cas qui ne correspondent pas au comportement réprimé (cf. la censure en 2000 de la TGAP électricité, le Conseil relevant qu’il n’était pas cohérent de taxer l’électricité pour des motifs allégués de lutte contre l’effet de serre). La jurisprudence constitutionnelle – et c’est là toute sa vertu – fait peser une exigence de cohérence sur les mesures fiscales.