Revue européenne et internationale de droit fiscal

Interview de Jean Claude Drié

jean-claude-drie
Avocat associé au barreau de Paris
Spécialiste en droit fiscal
Docteur en droit
Ancien élève de l’école nationale des finances publiques

 

Faut il en terminer avec le « Verrou de Berçy » qui laisse à l’administration l’opportunité des poursuites ?

Il faut bien s’entendre sur l’expression le « verrou de Bercy ». Cette expression n’est pas juridique. Elle est journalistique.

Elle englobe de fait une double réalité juridique. L’une correspond à l’initiative des poursuites pénales qui appartient à l’administration fiscale (initiative qui n’est plus de BERCY stricto sensu comme ce le fut un temps mais de chaque direction des services fiscaux) et l’autre correspond à l’avis délivré par la commission des infractions fiscales. Cette dernière examine les dossiers présentés par l’administration afin de savoir si les motifs de poursuites sont suffisamment fondés. Si un avis favorable est donné, il autorise un dépôt de plainte pour fraude fiscale.

Cette façon de procéder s’oppose à la plainte « traditionnelle » déposée devant le ministère public qui peut directement déclencher l’action publique.

En France il existe ce filtre à l’action publique appelé à mon sens de manière trop réductrice « verrou de Bercy » mais qui devrait putôt s’entendre comme « l’analyse préalable de Bercy » parce qu’elle donne à l’administration fiscale seule, l’iniative de la poursuite pénale.

D’aucuns dénoncent cette procédure qui serait mal venue pour son côté dérogatoire au droit commun. Si l’on résume les principaux arguments en faveur de la suppression du « verrou de BERCY » :

– l’admnistration fiscale pourrait agir avec arbitraire car elle aurait seule l’initiative de la poursuite ;

– l‘administration n’aurait pas les moyens d’investigations judiciaires pour contrecarrer la fraude fiscale la pus grave au mains d’organisations criminelles transnationales ;

– le verrou de Bercy serait contraire à l’instauration d’un Parquet européen se voulant indépendant pour l’intitiative des poursuites fiscales pénales (art 6 § 1 du règlement instituant un parquet européen).

Ces arguments ont du sens bien entendu. Ils peuvent se défendre. Et la première réaction qui me vient à l’esprit sur la suppression ou non du verrou de Bercy n’est pas de dire qu’il y a une bonne ou une mauvaise solution. Chaque solution a ses avantages et ses inconvénients.

Pour ma part, il y a deux points qu’il convient de mettre en avant pour essayer de trouver une solution satisfaisante.

Tout d’abord le grand engouement du pénal fiscal au sein de certains débats semblerait provenir tout d’abord d’une volonté de sanctionner plus fortement les fraudeurs. Cela se comprend aisément mais il faut tout de même préciser que l’arsenal fiscal du CGI possède par lui-même toutes les solutions nécessaires pour bien sanctionner financièrement tout contrevenant. L’enjeu du pénal fiscal est en général soit de la prison soit de la publicité pour l’exemplarité soit les deux. Le côté sanction financière du pénal est bien souvent un sujet à la marge car cet aspect financier a déjà été traité par les services fiscaux en amont. Ainsi, le contribuable est déjà fortement sanctionné financièrement avant d’aller au pénal. Penser le contraire serait mal connaitre le fonctionnement de nos services : ils font bien leur travail.

Ensuite, la fraude fiscale qui est toujours visée par cette réflexion sur le « verrou de Bercy » est celle dite de grande ampleur et l’on vise essentiellement les infractions fiscales transnationales. En cela il y a peut-être une précision à donner. Ce type d’infraction, par l’intermédiaire notamment des groupes de sociétés n’est pas à confondre avec la délinquance de droit commun liée au trafic d’armes, de drogue, à la criminalité et même l’escroquerie etc. Ces infractions fiscales n’existent que par l’utilisation de procédés « intellectuels » juridiques fondés sur des éléments tout aussi « intellectuels » nécessitant une parfaite compréhension des mécanismes comptables, l’interprétation des dispositions fiscales d’un pays, la lecture parfois très approfondie de la doctrine fiscale administrative, la compréhension aussi du droit des affaires et de bien d’autres éléments du droit…Nous sommes assez éloignés des problèmes liés à la criminalité de grand chemin qui nécessite bien souvent l’emploi de la force, de la contrainte et de la surveillance.

L’infraction fiscale est par essence de nature particulière parce qu’elle fait appel par essence à un savoir particulier. Certes les multinationales peuvent être surveillées mais je doute que ce soit par des planques de policiers dans les voitures ou encore par des écoutes téléphoniques. Je doute que les moyens judiciaires traditionnels puissent contrecarrer des transferts de bénéfices à l’étranger, puissent déterminer précisément s’il existe un établissement stable dans tel ou tel pays, permettent d’analyser la nature d’une redevance payée, sachent analyser une convention entre la France et un autre pays et tant d’autres points de droit international fiscal. La fiscalité internationale s’apprend beaucoup pour ma part dans le très bon ouvrage de Bruno Gouthière « les impôts dans les affaires internationales » et il me semble que les solutions à toutes ces problématiques données font plus appel à une l’analyse fine et intellectuelle de situations juridiques plutôt qu’à des moyens judiciaires classiques tels que des gardes à vue ou des perquisitions. Bien sur ces moyens peuvent s’avérer utiles dans certains cas pour la recherche de certaines preuves, mais à mon sens ce sujet est assez à la marge en ce qui concerne ce que d’aucuns nomment « la délinquance fiscale internationale ».

Ainsi, pour ma part la lutte contre l’infraction fiscale internationale passe avant tout par des personnes bien formées en matière fiscale. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur le nombre d’heures de cours en droit fiscal ou en droit comptable dispensées à l’ENM, dans la police ou encore la gendarmerie? Par contre, à l’Ecole Nationale des Finances publiques il me semble bien que les cours soient assez importants … et qui de mieux pour lutter contre la fraude fiscale que des personnes qui connaissent bien le sujet et issues de la DGFIP ?

Ainsi, donner aux personnes qualifiées en matière fiscale le moyen d’engager des poursuites fiscales pénales me paraît une donnée dont il faut tenir compte. Quoi de plus naturel dès lors de permettre à « Bercy » d’apprécier les moyens de poursuivre ?

Ensuite, spécialiser des services de l’administration fiscale pour lutter contre la fraude fiscale me paraît un élément important car il faut sortir d’une formation fiscale généraliste pour travailler encore une fois intellectuellement sur des schémas de fraude. Et pour cela, j’ai assez confiance en certains services spécialisés de l’administration fiscale. Je dois dire en premier lieu que je pense tout naturellement à la DVNI qui est la direction la plus « scientifique » de l’administration fiscale car elle possède par essence cette vision technique et intellectuelle des problématiques fiscales. Elle est composée de brigades spécialisées par secteurs d’activités. Les vérificateurs ont tous les moyens juridiques pour apprécier des situations fiscales complexes. D’autres l’ont aussi comme au sein des DIRCOFI mais dans une moindre mesure puisque leur compétence ne peut concerner que des sociétés dont le CA est limité.

Ainsi, pour ma part ce qui s’appelle le « verrou de Bercy » de manière assez péjorative me paraît un gage de qualité dans l’initiative des poursuites et il est doublé par une commission des infractions fiscales composée de membres éminents dont la formation principalement est fiscale. Quoi de mieux pour apprécier des poursuites ? Etre contre ce fameux « verrou de Bercy » ne serait pas instaurer un verrou de l’esprit ? S’il n’existait pas, nous risquerions de rencontrer une inflation des poursuites tous azimuts au risque de placer nombre de contribuables en correctionnelle pour des problèmes fiscaux non compris faute de culture fiscale.

Pour terminer mon petit propos et faire un peu sourire sur un sujet assez sérieux je vous rapporterai deux situations que j’ai rencontrées l’une en tant qu’ancien vérificateur et l’autre en tant qu’avocat. Peut-être illustrent-telles un peu la difficulté d’apprécier le pénal fiscal si l’on ne possède pas la connaissance de la matière fiscale:

– en tant que vérificateurs de la DVNI nous avions été convoqués par un juge d’instruction dans un affaire internationale pénale où le magistrat soupçonnait une soit disant  fraude fiscale dans un grand groupe français. Il nous a interrogés sur la société visée. Nous lui avons décrit bien sûr les éléments connus de nos investigations fiscales. A un moment nous avons dit au magistrat que les informations portées à sa connaissance figuraient dans la comptabilité auxiliaire de la société. Le magistrat nous a interrompus pour bien nous faire répéter : vous avez dit la comptabilité auxiliaire ? Nous lui avons expliqué qu’il ne s’agissait pas d’une comptabilité occulte…

– en tant qu’avocat j’ai été amené à défendre un dossier devant le juge correctionnel. Le sujet était celui d’une imposition en France (ou non) de la société de mon client. Le sujet fiscal était celui de la notion « d’établissement stable ». Dès le début de l’audience, le magistrat a souligné le coté exceptionnel d’avoir à juger une affaire pénale fiscale. Et pour montrer son implication dans la compréhension de la matière il a déclaré très solennellement en audience avant les débats : « le tribunal s’est penché sur la notion d’établissement stable et a recherché sur Google ce que cela représentait en fiscalité… ». Autant dire que j’ai eu beaucoup de mal à me faire comprendre dans ce dossier.

Le cumul des sanctions administratives et des sanctions pénales est à l’ordre du jour. Faut – il en terminer ? Quelle lecture faites vous de la décision du Conseil constitutionnel qui considère que les sanctions pénales doivent être appliquées dans les cas les plus graves ?

Le conseil constitutionnel a considéré le 24 juin 2016 que les majorations de 40% et de 80% n’étaient pas disproportionnées au regard des infractions qu’elles sanctionnent. Il en est de même au regard des sanctions pénales qui ne sanctionneraient que les infractions les plus graves. Le Conseil constitutionnel a noté précisément « (…) les dispositions de l’article 1741 ne s’appliquent qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumise à l’impôt ; cette gravité peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention (…) ».

Il est vrai que le conseil constitutionnel donne la piste de l’appréciation de l’importance de la gravité de la fraude fiscale : le montant des droits, la nature des agissements ou leurs circonstances.

Il existe donc une voie d’appréciation donnée au juge judiciaire. La chambre criminelle a mis en application ces recommandations (Cass crim 22 février 2017 n° 16-82.047, FS+B, note Fouquet et B.Hatoux). Elle fait notamment la distinction pour l’application ou non des sanctions de l‘article 1741 du CGI entre la dissimulation volontaire d’une partie des sommes sujette à l’impôt de l’omission volontaire de faire une déclaration dans les délais prescrits.

Une autre recherche est faite par le juge judiciaire sur l’application combinée des dispositions de l’article 1729 du CGI (sanctions strictement fiscales) et des dispositions de l’article 17841 du CGI (sanctions pénales fiscales).

Ces considérations strictement juridiques sont aujourd’hui bien nécessaires pour trouver des solutions au regard de la décision du Conseil constitutionnel.

Cependant, je reste sceptique.

Tout d’abord, comment peut-on considérer que les sanctions fiscales de 40% et de 80% ne font pas double emploi avec les sanctions pénales ? Certes le Conseil constitutionnel motive sa décision en se fondant sur la volonté du législateur de différentier les sanctions suivant certaines situations. Mais est ce que le législateur et le juge ont déjà pris conscience de la nature des sommes demandées par l’administration quand elle considère qu’il peut y avoir des sanctions fiscales ? Les 40 et 80% s’appliquent en plus de l’intérêt de retard ce qui fait que le contribuable peut facilement se retrouver avec des sommes à payer du double de celles qu’il est censé devoir reverser.

De plus les sommes demandées du fait de la prescription peuvent être de 3 ans mais le plus souvent sur 6 ans ou même 10 ans. C’est en général sur ces deux derniers cas de figure que l’on retrouve du pénal fiscal. Dans ce cas, que représente alors la sanction financière pénale si ce n’est un double emploi ?

Ensuite, je m’interroge sur le devenir de la décision du conseil constitutionnel qui préconise d’appliquer les sanctions fiscales pénales « dans les cas les plus graves ».

Déjà, cela veut dire qu’il il y aura des condamnations pénales « graves » et des condamnations pénales « non graves » ! Un contribuable pourra se faire condamner en correctionnelle pour fraude fiscale sans application des sanctions pénales ce qui voudra dire que ce ne sera pas une fraude fiscale grave. Mais si ce n’est pas un fraude fiscale grave pourquoi est-il condamné en correctionnelle ? Je pensais que les poursuites correctionnelles ne concernaient que les cas de fraude fiscale les plus caractéristiques pour lesquelles l’administration voulait faire un exemple ?

Enfin, je ne sais pas ce que représente juridiquement « une faute fiscale grave ». C’est une appréciation totalement subjective dont a hérité le juge judiciaire et qui montre peut être un manque de culture fiscale du juge constitutionnel.

J’avoue perdre un peu le fil de toutes « les volontés » du législateur et des décisions du conseil constitutionnel.

Quelquefois, quand je me prends à rêver, j’imagine dans une société irréelle une sorte de commission fiscale constituée par des personnes avec une véritable culture fiscale à la fois pratique, administrative et universitaire qui présiderait à la cohérence de notre système fiscal. Cette commission diversifiée dans ses membres assurerait en toute indépendance l’homogénéité des règles fiscales et éviterait des lois de circonstances qui ne font qu’apporter du désordre et menacent parfois sournoisement nos libertés publiques.

Mais bien entendu je suis très loin de mon sujet.

 

Pour les praticiens, la transaction semble être une pratique autant qu’un droit. Le droit et la pratique sont-ils satisfaisants ?

La transaction est maintenant une pratique ancienne puisqu’elle est prévue par la loi depuis 1999 (art 247 LPF). C’est un véritable contrat entre l‘administration et le contribuable. La première accorde des remises de pénalités et le second s’engage à payer dans un délai limité sans possibilité de faire du contentieux.

Un courant doctrinal est contre la transaction car il met en avant l’intérêt de l’administration pour une pratique qui la conforte puisqu’aucun contentieux n’est possible une fois la transaction signée et que si elle est disposée à signer c’est qu’elle doute du bienfondé de son imposition. Elle mettrait de fait les contribuables dans une situation d’inégalité.

La Cour des comptes ne semble pas trop aimer la transaction pour d’autres raisons. Elle constate que sa pratique tend à baisser : 2 994 transactions en 2016 contre 6 160 en 2012 (rapport public annuel de la cour des comptes de 2018, p 70). L’explication serait le contexte de durcissement « de la politique transactionnelle » et ce rapport de souligner également « des usages en matières de remises contraires aux textes » et la notion de « règlement d’ensemble » comme « une pratique dépourvue de base légale » (ibidem p. 75 et s.).

On sent assez bien dans ce rapport que le reproche fait à l’administration serait d’être un peu opaque dans sa pratique. Et in fine, la Cour des comptes lui reproche un manque de rentrées fiscales dans des us ou coutumes en marge de la loi.

Alors, est-ce que la pratique de la transaction est satisfaisante ? Au vu des rapports d’experts il me serait difficile de dire le contraire. Par contre en tant que praticien, je me permettrais de dire que la transaction a une certaine utilité. Et je me risquerais à mette en valeur ce qui ne semble pas être le courant dominant aujourd’hui.

La transaction est utile à l’administration : dans certaines situations, elle lui permet d’être relativement proche du contribuable et de ne pas appliquer automatiquement des sanctions sans discernement au vue de situations particulières. Elle introduit une certaine souplesse dans l’application de certains textes et je pense qu’il faut parfois faire confiance à l’administration. La transaction est un symbole du dialogue possible entre le citoyen et son administration. La transaction lui rend service comme elle rend service au citoyen qui accepte mieux l’impôt : le rapport entre les deux devient un rapport humanisé et non un rapport automatisé.

La transaction est utile au contribuable : certes ce dernier est parfois mis à mal dans des situations où après avoir « frappé fort » l’administration lui propose la transaction pour le faire accepter. Mais il peut toujours dire non. Le contribuable n’est pas obligé de transiger et si l’imposition proposée est très contestable il peut aller devant le juge. Mais la transaction lui est surtout utile par ce dialogue qu’il est toujours possible d’avoir avec l’administration, à tout moment de la procédure et tant que l’imposition n’est pas définitive. Ce dialogue peut déboucher sur des délais de paiement de plusieurs mois et permet de gagner du temps quand le contribuable sait qu’il doit payer tout en sachant qu’il est exsangue. La transaction est alors synonyme d’accord, voire d’entente.

Finalement, la transaction est selon moi le signe que l’administration fiscale et le contribuable peuvent s’entendre. Elle désamorce un conflit latent.

La cour des comptes cherche de plus à encadrer cette pratique. C’est assurément une bonne intention. Cependant, l’encadrement qui est proposé tendrait à restreindre le pouvoir administratif au regard des contribuables. Il me semble que c’est l’inverse qu’il faille réaliser : encadrer la pratique tout en élargissement le pouvoir de remise de l’administration.

Dans ce dernier cas de figure, peut-être que les rentrées budgétaires espérées ne seraient pas au rendez-vous (et encore…) mais le consentement à l’impôt et la distance entre l’administration et le citoyen s’en trouveraient peut-être grandement améliorés.

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