Ophélie Vildey
Secrétaire nationale du syndicat Solidaires Finances Publiques et membre d’Attac
Vincent Drezet
Ancien secrétaire général du syndicat Solidaires
Finances Publiques, membre du Conseil d’administration d’Attac France
1 – La crise sanitaire a conduit à ce que la dépense publique explose et que les déficits se creusent. Certaines entreprises privées, malgré les aides financières, se trouvent en difficulté. Nous sommes face à un mur de dettes publiques, détenues par la Banque centrale européenne, mais aussi à un mur de dettes privées. Faut-il annuler l’une et l’autre ? Peut-on imaginer de réduire la dépense publique et d’augmenter les impôts ? Peut-on faire autre chose autrement ?
La crise sanitaire a tout d’abord révélé d’une part, l’importance vitale de disposer d’un système de santé et de protection sociale ouvert à tous, permettant d’amortir le choc d’une crise (avec par exemple le dispositif d’indemnisation du chômage), et d’autre part, l’importance cruciale de l’action publique. Avec la hausse des dépenses sociales que tous les pays, quel que soit leur système de protection sociale (plutôt privé ou plutôt public) ont connu et la baisse des recettes provenant de la baisse de l’activité économique, les dettes publiques ont augmenté. Un grand débat s’est ouvert sur la manière de gérer la dette publique. Débat ouverte dés le début de la crise et la suspension des critères européens.
Plusieurs éléments sont venus nourrir ce débat.
Le rapport de la commission Arthuis, commandé par le gouvernement, estime qu’il faut baisser le poids relatif de la dépense publique dans le PIB et ne pas augmenter les prélèvements obligatoires de sorte qu’à partir de 2030, la dette publique puisse baisser. Le gouvernement veut aller plus loin puisque, dans son programme de stabilité budgétaire transmis à la Commission européenne, il souhaite pouvoir baisser la dette publique dés 2027. C’est aussi ce que plaide la Cour des comptes dans sa communication au Premier Ministre de juin 2021. Or, cela ne peut se faire qu’au prix d’une austérité aux conséquences particulièrement néfastes sur les services publics et la protection sociale. D’autant plus que le gouvernement maintient son orientation fiscale marquée, notamment, par la baisse des prélèvements sur les entreprises, dans la droite ligne des politiques de l’offre. Tout cela sans réorganisation ni réforme du système fiscal, alors que celui-ci est déséquilibré (il pèse sur les classes moyennes et les PME davantage que sur les plus aisés et les grandes entreprises) et qu’il génère des contestations qui affaiblissent le consentement à l’impôt.
La question de l’annulation de tout ou partie de la dette, notamment de la part mutualisée au sein de l’Union européenne, est ardemment débattue. Réfutée par le gouvernement, la banque centrale européenne (BCE), la banque de France et la commission européenne, elle l’est également par des économistes classés « à gauche ». Mais d’autres voix, y compris venant d’observateurs et d’économistes « modérés », estiment qu’elle est possible et nécessaire, voire inéluctable. La question se pose en effet : ne peut-on pas imaginer une annulation partielle accompagnée à un ré-endettement d’un égal montant, conditionnée au financement d’investissements dans la transition écologique par exemple ? Vu la faiblesse des taux, qui ne peuvent que remonter à l’avenir, c’est peut-être le moment d’y penser… Le rôle de la BCE dans la politique monétaire et dans la gestion des dettes doit évoluer (il en va de mêmes des fameux critères européens qui devraient faire leur retour). Avec la crise, la part des dettes publiques détenues par le réseau des banques centrales a augmenté, mais la dépendance aux marchés financiers demeure la règle. 150 économistes européens ont lancé un appel intitulé « annuler les dettes publiques détenues par la BCE pour reprendre en main notre destin ». On ne peut qu’y être sensible si l’on veut éviter une austérité qui serait socialement, économiquement et environnementalement mortifère.
Enfin, au-delà du débat sur la hausse ou la baisse du taux de prélèvements obligatoires dans le PIB, une réforme fiscale est nécessaire. La France dispose de marge de manœuvre en la matière. Il faut ainsi mettre fin à une situation ubuesque, attestée par les données de Bercy, selon laquelle d’une part, le taux réel d’imposition des revenus atteint environ 26% pour les revenus fiscaux de référence situés aux alentours de 600 000 euros puis diminue ensuite et, d’autre part, les écarts de taux réels d’imposition entre grandes entreprises et PME demeurent importants. Quelles sont les marges de manœuvre ? A titre d’exemple, contrairement à ce qui est véhiculé par les promoteurs de la baisse du taux nominal de l’impôt sur les sociétés (qui atteindra 25% en 2022), le poids relatif de l’IS dans le PIB demeure faible : en 2018, il était de 2,10% en France contre 3,14% en moyenne dans les pays de l’OCDE. On peut donc réformer l’IS. Il est aussi possible de procéder à une « revue des dépenses fiscales » car, en matière d’IS comme d’impôt sur le revenu, les régimes dérogatoires et les dépenses fiscales mitent les assiettes, sans résultat probant (par exemple, tous les travaux sur le crédit d’impôt recherche montrent qu’avec 6,5 milliards d’euros, son coût est élevé alors que son efficacité n’est pas démontrée). Ce devrait être une priorité pour que seuls soient maintenus des dispositifs efficaces. Ce faisant, on élargirait l’assiette de ces impôts, ce qui les rendrait plus simples mais aussi plus justes puisque certaines dépenses fiscale sont utilisées pour alimenter les stratégies d’optimisation, parfois abusivement. Avant de plaider pour « plus » ou « moins » d’impôt, il faut donc commencer par s’atteler au « mieux d’impôt », avec une réforme qui rééquilibrerait la répartition de la contribution commune, notamment entre les « bases mobiles » (ménages riches et grandes entreprises, qui peuvent se déplacer ou déplacer leurs richesses et bénéficier des larges possibilités de réduire leur impôt) qui sont les grandes gagnantes de la concurrence fiscale et les « bases immobiles » l’immense majorité des ménages et les PME) qui en sont les victimes.
Bien entendu, le niveau international est important pour ne pas dire décisif, par exemple pour traiter efficacement les enjeux de la numérisation de l’économie ou de la propriété intellectuelle et des jeux en matière de prix de transferts par exemple. Au niveau européen, l’harmonisation des bases de l’IS dépend de l’avancée des travaux au sein de l’OCDE. Elle reste nécessaire, à la condition de s’intéresser également aux taux afin de neutraliser leur course à la baisse. Une taxation unitaire, a minima au sein de l’UE, comme le propose l’Icrict, semble la plus adaptée pour imposer la richesse là où elle est créée. Dans le prolongement, l’évitement de l’impôt demeure un problème majeur auquel il faut vraiment s‘atteler. De ce point de vue, l’harmonisation du système de TVA intracommunautaire par exemple n’a que trop tardé : la fraude à la TVA a plombé la recettes budgétaires de l’ensemble des États-membres (au moins 140 milliards d’euros d’après la Commission européenne elle-même). S’attaquer véritablement à ces chantiers, c’est permettre de dégager des recettes, d’affaiblir la concurrence déloyale et d’agir positivement sur l’activité économique. Et cela redonnerait davantage confiance à des ménages de plus en plus désabusés. C’est donc un cercle vertueux qu’il faut enclencher là où les orientations promouvant la concurrence fiscale et sociale ont créé un cercle infernal qu’il faut urgemment stopper.
2 – Aujourd’hui chacun s’accorde à considérer la fiscalité locale comme obsolète. La suppression de la taxe d’habitation entraîne, dans beaucoup de collectivités, une augmentation de la taxe foncière, impôt payé par les propriétaires. Peut-on envisager de réformer la fiscalité locale, comme le fait le gouvernement c’est-à-dire par morceaux, en faisant d’économie d’une réforme plus globale des finances locales et par niveaux de collectivités ?
On assiste à un effet ciseau entre des transferts de compétences vers les collectivités d’une part et une réduction de la fiscalité locale en tant que telle, c’est-à-dire de la fiscalité sur laquelle les collectivités peuvent agir d’autre part. Certes, si l’État veut les associer par voie contractuelle à sa trajectoire de baisse de la dépense publique, il lui transfère des recettes en compensation. Mais les collectivités n’ont aucune prise sur elles. Le lien entre le citoyen et ses collectivités s’en trouve distendu. Plutôt que de supprimer la taxe d’habitation, il eut par exemple sans doute mieux fallu en rénover la base, comme cela est prévu à terme pour la taxe foncière.
Certes, on ne peut réformer d’un coup de baguette magique la fiscalité locale. Mais le citoyen ne sait pas où il va (et bien souvent, l’élu local non plus d’ailleurs), quelle est l’orientation en la matière. Et en procédant au coup par coup, cela ne peut que susciter des incompréhensions et des réactions de rejet, ce qui sera probablement le cas lorsque les bases de la taxe foncière seront rénovées alors que chacun sait que les bases actuelles sont largement obsolètes. L’enjeu n’est pas mince, car les collectivités ont des compétences importantes et jouent un rôle important dans l’investissement public.
3 – La Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), créée en 1996, est alimentée par la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) et par une fraction de la contribution sociale généralisée (CSG), sa durée de vie a été prolongée de 2024 à 2033. La CADES émet des emprunts sur les marchés financiers. La gestion de cette situation peut être de nature à transformer le financement de la sécurité sociale. Après la fiscalisation, la financiarisation du financement de la Sécurité sociale semble s’accélérer. Quelle analyse faites-vous de cette situation et peut-on imaginer des solutions alternatives ?
La CADES est un acteur financier : elle émet des emprunts sur les marchés internationaux de capitaux en recherchant un financement au meilleur taux. Son activité d’emprunt est garantie par ses ressources, comme la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), créée exclusivement pour la CADES et une part de la contribution sociale généralisée (CSG). À l’origine, la CADES devait cesser son activité en 2009. Les multiples reprises de dette (de l’assurance maladie, de la branche retraites et du Fonds de solidarité vieillesse principalement) l’ont prolongé. Fin juillet 2020, elle a récupéré 136 milliards d’euros de dette provenant des déficits de la Sécurité sociale alors que ceux-ci se sont amplifiés avec la crise sanitaire. De ce fait, elle a été prolongé jusqu’en 2033, voire plus. On a donc atteint des limites…
On peut dresser un parallèle entre cette dette sociale et, globalement, la dette publique gérée par l’Etat, toutes deux « financiarisées ». Avec là aussi, l’enjeu majeur du paiement de cette dette. Pour l’heure, ce sont les particuliers qui la remboursent via des impôts proportionnels au rendement substantiel. On peut imaginer une forme de contribution au remboursement de la dette Covid qui mettrait à contribution les plus aisés et les grandes entreprises plutôt et qui serait calquée sur le rééquilibrage fiscal que l’on appelle de nos vœux. Là aussi, il ne s’agit pas de stigmatiser, mais de rééquilibrer…
4 – Les politiques néolibérales ont délégitimé l’impôt pendant de nombreuses décennies. La nouvelle administration américaine, pour financer des investissements dans des infrastructures en mauvais état et des dépenses sociales, qui ne semble pas craindre la concurrence fiscale internationale, a décidé de mettre en place un taux d’imposition minimum pour les entreprises, taxer à la hausse les entreprises américaines implantées à l’étranger, et de faire payer les plus riches notamment en augmentant la taxation des plus-values. Il s’agit d’impôts fédéraux qui doivent encore être discutés entre « Républicains » et « Démocrates ». Que pensez-vous de ce changement de perspective, et est-il de nature à relégitimer l’impôt aux États-Unis et ailleurs ?
Les déclarations de Joe Biden ont été fortes et ont eu un retentissement mondial légitime et nécessaire. Mais elles ont été suivies d’un recul puisque le G7 s’est prononcé pour un taux de 15% sur les multinationales, sur une assiette qui n’est pas encore précisée et que des intérêts et États voudront réduire au maximum. On touche là aux deux enjeux centraux de la période : non seulement l’impôt été délégitimé par des années de travail de sape sur le « poids des charges », mais la fiscalité dans son ensemble a été marquée par une concurrence fiscale qui a bénéficié aux « bases mobiles » (schématiquement les plus riches et les grandes entreprises) avec des mesures qui ont affaibli la progressivité dans l’ensemble des systèmes fiscaux et qui s’est également nichée dans les conventions fiscales bilatérales ou encore les régimes particuliers. Circonstance aggravante : l’internationalisation des échanges, la globalisation et la déréglementation financières, la liberté et la rapidité de la circulation des capitaux et la numérisation de l’économie sont autant d’éléments qui ont permis à des agents économiques de s’affranchir de législations fiscales qui sont restées « nationales » et qui sont de moins en moins adaptées aux réalités économiques.
D’une certaine manière, la règle est l’injustice fiscale, c’est-à-dire une fiscalité qui tient de moins en moins compte des capacités contributives et qui offre de nombreuses possibilités de réduire l’impôt, soit légales (mais jugées de plus en plus illégitimes) s’agissant de l’optimisation, soit illégales car relevant de la fraude. Cet évitement de l’impôt est l’une des causes du mécontentement croissant des populations, pas seulement en France. L’un des risques des annonces tonitruantes des promoteurs du taux mondial de 15% sur les multinationales est que ses effets soient décevants. Ce qui nourrirait le mécontentement, sans répondre aux enjeux de « l’après crise » dans une monde qui doit au surplus impérativement gérer la transition climatique. Cette période devrait être celle d’une bifurcation globale dans laquelle la réforme fiscale, au plan national et au plan international, occuperait une place centrale On est est encore loin.
5- Que penser de la proposition d’instaurer un taux mondial de 15 % sur les multinationales ?
Cette décision a été présentée comme « historique » par les ministres des finances du G7 et de nombreux observateurs. D’une certaine manière, c’est le cas puisqu’il n’y avait jamais eu un accord de ce type auparavant. Mais ce qui risque d’être historique, c’est l’occasion manquée… Tous les États sont confrontés à des besoins de ressources pour des questions budgétaires, sociales, économiques et pour investir, notamment dans la transition écologique. La question de l’aide au développement est également en jeu. Or, avec un tel taux, dont il reste à connaître l’assiette précise et les modalités de contrôle, la concurrence fiscale et l’évitement de l’impôt ne sont pas neutralisés.
Certes, il y aura un petit progrès. Mais après les propositions de Joe Biden sur un taux à 21 % et, surtout, le bilan que l’on peut dresser de la concurrence fiscale et sociale, c’est un bien trop petit pas en avant. De plus, sur le pilier 1, soit la répartition des droits à imposer, telle qu’elle est proposée, elle est très loin de répondre aux enjeux. Ne tenir compte que de 20 % du bénéfice de multinationales réalisant un taux de marge de 10 % pourrait même exonérer certaines grandes multinationales du numérique. Tout cela dépendra des discussions et notamment du fait si l’on globalise le taux de marge au stade du groupe ou si on opère une différence par activité. Quant au second pilier, soit le taux mondial sur les multinationales de 15 %, il s’avère faible et apparaîtra dans les futures réformes fiscales comme le point de convergence des taux nominaux des États, au risque paradoxal d’accroître la concurrence fiscale, de réduire les recettes, d’accroître les déséquilibres fiscaux et de nourrir les inégalités. Globalement, les deux piliers envisagés laissent de larges possibilités à l’évasion fiscale. Le petit pas n’est pas seulement très éloigné des enjeux, il risque de n’être que temporaire.
Il faudra attendre le dispositif final, car ces deux piliers seront âprement discutés au sein de l’OCDE. Ces discussions seront importantes. Le diable pourrait se nicher dans les détails : ainsi, s’agissant du premier pilier, faut-il appréhender le taux de marge par activité d’une multinationale ou pour l’ensemble d’une multinationale ? Au-delà, quid des crédits d’impôts et des régimes dérogatoires (régime « mère-fille », patent box…) ? Comment traiter les manipulations de prix de transfert ? On le voit, au-delà des effets de communication, beaucoup de questions demeurent posées. Avec, selon les réponses apportées, un effet plus ou moins marginal. Il n’en demeure pas moins que toutes les conditions étaient réunies pour un grand pas en avant. Mais on s’en est éloigné.