Revue européenne et internationale de droit fiscal

La Russie face au projet BEPS : bilan intermédiaire de la politique fiscale russe

En octobre 2015, l’OCDE a publié les rapports finaux relatifs aux 15 actions BEPS visant à équiper les gouvernements nationaux d’instruments législatifs en vue de mener la lutte contre les pratiques abusifs en matière de la fiscalité des opérations transfrontalières. Dans ce cadre, les Etats membres de l’OCDE/G20 aussi bien que d’autres juridictions intéressées par le projet de lutte contre BEPS lancent le processus de l’intégration progressive dans leur législation fiscale nationale de certaines recommandations faisant partie des rapports BEPS.

La Russie, participant permanent du forum G20 a également salué l’initiative de lutte contre les pratiques de BEPS par son adhésion au mouvement commun vers la transparence fiscale globale. De nombreuses modifications législatives ont été apportées récemment motivées par l’opportunité d’enrayer les fuites des capitaux du pays, particulièrement massives durant la dernière décennie.
Cette note a pour but de présenter l’état actuel de la mise en œuvre du plan d’actions BEPS dans la législation russe ainsi que d’analyser les tendances actuelles de l’évolution du droit russe en matière de fiscalité des affaires internationales.

La campagne législative visant à imposer des contraintes supplémentaires quant à l’évasion fiscale a été lancée en Russie en novembre 2014 suite à l’adoption d’une nouvelle loi relative aux sociétés étrangères contrôlées (angl. controlled foreign companies – CFC, ci-après – les «SEC»)1. Introduisant dans le droit russe le nouveau dispositif anti-abus (inspiré par sa première application dans les années 1970 aux Etats Unis et ensuite au Canada et en Allemagne), le législateur russe s’aligne pour l’essentiel aux recommandations de l’OCDE élaborées dans le cadre de l’Action 3 du plan BEPS ayant toutefois privilégié une approche contraignante.

1. Régime des Sociétés étrangères contrôlées en Russie.

L’imposition des bénéfices étrangers instituée par les dispositions de la loi précitée concerne les entreprises russes passibles de l’impôt sur les sociétés aussi bien que les personnes physiques domiciliées fiscalement en Russie. Les règles relatives aux SEC sont destinées à faire intégrer dans l’assiette d’imposition d’une personne russe réputée exerçant contrôle sur une entité étrangère les bénéfices réalisées par cette dernière et qui n’ont pas fait l’objet de distribution.

Plus précisément, une entité juridique de droit étranger exploitée hors de Russie, dont les participations sont détenues directement ou indirectement (par l’intermédiaire des entités russes ou étrangères) par un particulier (résident fiscal russe) ou une société russe est réputée contrôlée si au moins l’une des conditions énumérées ci-dessous soit remplit:

  • Plus de 25% de ses actions (parts sociales, droits financiers ou droits de vote) sont détenus directement ou indirectement par un résident fiscal russe, ou
  • Plus de 10% de ses actions (parts sociales, droits financiers ou droits de vote) sont détenus directement ou indirectement par un résident fiscal russe, à condition que plus de 50% du capital au total soit détenu par des résidents fiscaux russes. Au premier abord, cette clause «anti-fractionnement» est similaire à celle existant en droit français et a pour but de restreindre d’éventuelles voies pour contourner l’exigence du seuil, notamment via les réorganisations artificielles. 2 Toutefois, aucune condition relative à l’action de concert ou à la situation de contrôle ou de dépendance n’est prévue par la loi, ce qui laisse à l’administration fiscale russe une large marge de manœuvre quant à la qualification du caractère de la détention.

Il convient de noter que conformément aux recommandations faites dans le cadre de l’Action 3 du rapport BEPS3, la loi russe prend en compte tant des participations directes qu’indirectes, l’appréciation du pourcentage de détention s’opérant en multipliant entre eux les taux de détention successifs et additionnant à la fois les droit directs et indirects.

Bien que les recommandations du rapport OCDE relatifs aux SEC laissent la question de détermination du seuil de déclenchement à la discrétion de chaque Etat-membre4, il est certain que la participation à hauteur de 25% de droit de vote ne confère que rarement à un actionnaire le droit de contrôle et de prise de la décision indépendamment des autres actionnaires.

Ceci étant précisé, le fait d’être considéré comme une personne exerçant contrôle sur une SEC implique certains impératifs à respecter, à savoir :

(i) l’obligation de notifier la participation dans une entreprise étrangère à l’administration fiscale (pour toute personne détenant plus de 10% du capital social d’une société étrangère), et
(ii) la notification de l’exercice du contrôle sur une SEC (le seuil de déclanchement étant fixé au 25% / 10% (voir supra).

Il convient également de préciser, que peuvent être qualifiées en tant que SEC des personnes morales de droit étranger aussi bien que toute autre entité ou structure dépourvue de personnalité morale (trust, fondation) qui, faute des parts déterminables, sont appréciés au regard du contrôle effectif exercé par un résident fiscal russe.

Exonérations à l’application des règles SEC.

Aux termes des dispositions de la loi russe relative aux SEC, les bénéfices non distribués d’une société contrôlée font partie de l’assiette d’imposition de ces actionnaires (associés) considérés comme des personnes exerçant contrôle, au prorata de leur participation dans une SEC. La fraction respective des bénéfices SEC est donc soumise à l’impôt russe (au taux de droit commun de 13 % pour des personnes physiques et de 20% pour les sociétés).

Toutefois, la loi prévoit un certain nombre d’exonérations quant à l’application du régime SEC, notamment l’exonération :

  • relative au montant des bénéfices réalisés par une SEC. Il n’y a pas lieu à l’imposition des bénéfices étrangers à l’impôt russe si le montant des bénéfices non distribués de la société est inférieur au plafond de 50 millions roubles (équivalent à environ EUR 667 000) pour l’exercice 2015, 30 millions roubles (EUR 400 000) pour l’exercice 2016 et 10 millions roubles (EUR 134 000) pour 2017 et les exercices suivants.
  • en fonction du niveau effectif de l’imposition des revenus d’une SEC : si le taux effectif de l’imposition d’une société étrangère est supérieur à 75% du taux moyen pondéré de l’imposition (taux de droit commun), les règles SEC se voient écarter. Par conséquent, l’imposition des bénéfices étrangers en Russie n’a pas lieu.5
  • Des sociétés civiles qui ne distribuent pas des bénéfices au profit de ses associés.
  • Les sociétés-holdings et les sous-holdings dont le montant des revenus dits passifs est inférieur à 5% de la totalité des revenus perçus par la société.

Les revenus étrangers soumis à l’imposition en Russie.

En effet, l’une des particularités du régime SEC propre à chaque juridiction ayant recours à ce dispositif, consiste à faire distinction entre les revenus «conformes» et «non conformes» à de fins de déterminer s’il convient ou non de les inclure dans l’assiette fiscale d’une société exerçant contrôle sur une société étrangère. Généralement, le revenu est considéré comme étant «non conforme» (angl. – tainted income), et est passible d’inclusion dans la base, s’il relève des revenus de type passif (dividendes, intérêts, redevances et revenus de la propriété intellectuelle etc.) qui bénéficient souvent de l’imposition privilégiée.

A cet égard, il est pertinent de préciser que la Russie a adopté une approche catégorielle quant au classement des revenus. Parmi les revenus de type passif perçus par une SEC figurent, à part les dividendes, intérêts et redevances, également des revenus locatifs et des plus-values tirés de la vente des biens immobiliers, des revenus provenant de l’activité du portage salarial ainsi que des revenus reçus au titre de prestation de services de conseil, de marketing etc.6 Les dispositions du Code des impôts russe ne font aucune distinction entre les revenus passifs et actifs à des fins de l’inclusion des revenus de l’entité étrangère dans la base imposable d’une société russe exerçant contrôle. Ainsi, aucune exception n’est prévue pour des activités économiques véritables.

Par ailleurs, la loi russe ne prévoit aucune réglementation particulière à des sociétés d’assurance dite captive et celle opérant sur le marché de réassurance.

Cette approche formelle et objective ne tient pas compte des recommandations de l’OCDE, ces dernières mettant un accent particulier sur l’utilité de l’analyse de substance relative à la provenance des revenus d’une SEC et de la nature de l’activité d’une SEC.7

Ainsi, la loi relative aux SEC a introduit en droit russe un nouveau dispositif de lutte contre l’érosion de base d’imposition. Le cadre juridique en la matière ne cesse de modifier, les derniers amendements au dispositif SEC étant apportés en juin 2015 et février 2016.

2. Réforme des règles russes relatives à la sous-capitalisation

D’après de nombreux experts russes, le dispositif de sous-capitalisation tel qu’établi par la législation nécessitait depuis longtemps d’être reformé car l’application des règles en question suscitait souvent des interrogations et des incertitudes auprès de la communauté professionnelle.

Le régime actuel de sous-capitalisation se caractérise par des principes suivants :

  • la déduction des intérêts versés par une société russe soumise à l’IS sous-capitalisée au profit de sa société-mère de droit étranger ou au profit d’une société russe réputée liée fait l’objet d’une limitation relative au taux d’intérêt et à la non-déductibilité des frais excédant ledit montant des intérêts au taux marginal.8
  • La limitation des intérêts s’applique également à tout versement des intérêts dans le cadre d’un prêt octroyé par une personne indépendante (en l’occurrence, une banque) et au titre duquel une personne liée se porte caution.

L’entreprise sous-capitalisée s’entend de la société de droit russe dont le montant de la dette envers une partie liée excède une limite fixée de 3 fois le montant de ses actifs nets (total des actifs soustrait des dettes actuelles et potentielles de la société) appréciée à la clôture de l’exercice.
Ceci étant dit, les intérêts qui échappent aux deux premières limitations doivent être qualifiés comme non-déductibles à l’IS pour la société-emprunteur et doivent faire l’objet de traitement en tant que dividendes.

Dotés de certaines particularités, le régime actuel de sous-capitalisation reste classique par rapport au concept qui existe dans la théorie générale de la fiscalité. Toutefois, la pratique d’application de ces normes a révélé plusieurs lacunes quant aux qualifications juridiques données par le législateur.

Notamment, les prêts octroyés au profit de l’entreprise russe par des sociétés étrangères dites sœurs échappaient au mécanisme de sous-capitalisation. Par ailleurs, l’un des buts initiaux du dispositif consistant à restreindre le back-to-back financing via des sociétés russes intermédiaires a provoqué un effet pervers, ceci à cause d’une disposition de la loi rédigée d’une manière très large. Plus précisément, fait l’objet de limitation à la déduction tout prêt octroyé au profit d’une entreprise russe par une autre société russe réputée indirectement liée (société sœur) en l’absence du financement back-to-back (autrement dit, en l’absence d’un prêt octroyé par une société mère étrangère commune au profit de la seconde société russe à des termes comparables à la première créance).

En février 2016, un certain nombre d’amendements a été apporté au régime juridique du dispositif, ces modifications tenant compte de plusieurs inconvénients du régime antérieur.9

Ainsi, comme attendu, le dispositif s’est vu compléter par l’inclusion dans la liste des transactions susceptibles de faire l’objet de limitation en question des prêts octroyés de la part des sociétés sœurs de droit étranger à une société russe.
Par ailleurs, ont été précisées et complétées les conditions d’exonération de l’application des règles de sous-capitalisation. Il s’agit notamment des créances des banques (ou autre personne indépendante) sur une société russe au titre desquelles une personne affiliée de l’entreprise russe se porte caution, cette dernière n’étant toutefois pas activée à l’échéance du prêt. En outre, l’exonération a également concerné les prêts faits entre les sociétés russes qui ne révèlent pas de la pratique back-to-back.

Les modifications en question entrent en vigueur à partir du début de l’exercice 2017.

Toutefois, il convient de noter que les règles russes relatives à la sous-capitalisation ne tiennent toujours pas compte des recommandations de l’OCDE en matière de l’adoption d’une approche dite du ratio déterminé. Cette dernière vise à limiter les intérêts (ainsi que les revenus économiquement équivalents aux intérêts) à un certain indicateur de la performance économique de la société dont EBITDA.10 En effet, cette approche paraît plus pertinente pour déterminer s’il y a lieu à la création artificielle des charges excessives pour une société-membre d’un groupe multinational.

3. Modifications envisagées en matière des prix de transfert

Le 12 avril 2016, la Commission Européenne a adopté une proposition de directive qui oblige les groupes multinationaux établis dans l’UE et en dehors à publier un rapport annuel sur leurs bénéfices, les impôts acquittées et d’autres renseignements. Par conséquent, si la directive en question est adoptée, les autorités fiscales recevront, de la part des entreprises multinationales (dont le chiffre d’affaires consolidé total est supérieur à 750 millions d’EUR), une déclaration dite pays par pays (angl. country-by-country report – CbCR) concernant les impôts sur les bénéfices qu’elles ont acquittés. Ceci devrait permettre, d’après la Commission, un meilleur respect des dispositions de la législation fiscale.11

La Russie a également initié la mise en place des propositions faites par l’OCDE dans le cadre de l’Action 13 relative aux prix de transfert.

Le 8 avril 2016, a été publié le projet de loi relative au rapport pays par pays qui a pour but d’introduire de nouvelles obligations de notification pour des multinationales implantées en Russie.
Dans le cas de l’adoption de la loi, à partir du 1 janvier 2017 les contribuables faisant partie des groupes multinationaux seront tenus de fournir à l’administration fiscale russe les renseignements suivants :

  • Notification de participation à un groupe multinational ;
  • rapport pays par pays (CbCR).

Conformément au projet de la loi en question, l’obligation de déposer un rapport CbCR concerne les groupes multinationaux, dont le chiffre d’affaire consolidé total pour l’exercice précédent est supérieur ou égal à 50 milliards de roubles (environ EUR 650 millions, ce qui est en dessous du seuil proposé par la Commission Européenne en la matière). Le rapport en question peut être fournit soit par la société mère ou une société – représentante du groupe multinational, soit par la filiale russe faisant partie dudit groupe.

4. Autres questions.

Plusieurs autres questions faisant l’objet de l’analyse dans les rapports BEPS de l’OCDE sont également d’actualité en Russie.

En ce qui concerne le commerce digital (Action 2 du plan BEPS), étant donné que ce secteur est actuellement en croissance rapide et des règles fiscales communes sont parfois difficiles à appliquer dans ce domaine, il semble y avoir une compréhension générale en Russie que certaines mesures législatives doivent être prises à cet égard. Cette compréhension a notamment été reflétée dans le projet des principaux axes de la politique fiscale russe pour la période 2016-2018 élaboré conjointement par le Ministère des Finances et l’administration fiscale. Ce document porte notamment sur la nécessité de révision des règles relatives à la TVA pour les services de télécommunication.

Par ailleurs, les législateurs cherchent également à ce que le droit fiscal russe suive l’évolution de l’application de certains concepts de la fiscalité internationale dont le concept du siège de direction effectif et du bénéficiaire effectif des revenus (ces notions n’étant pas établies auparavant dans la législation).

Ceci étant dit, la Russie a en effet rejoint le mouvement mondial vers plus de transparence fiscale. Il ne reste que constater que nous observerons prochainement un nombre beaucoup plus important de modifications dans le droit national qui reflétera l’évolution du cadre global de la fiscalité internationale.

Andrey ZARIVNY, juriste fiscaliste – Brandi Partners International,
doctorant – Université des finances auprès du Gouvernement russe
&
Liudmila POLEZHAROVA, docteur en économie,
Professeur agrégé – Université des finances auprès du Gouvernement russe

 

 

1 –  Loi fédérale n° 376-FZ en date du 24 novembre 2014 relative à l’imposition des bénéfices réalisés par des sociétés étrangères

2 –  La loi prévoit une période transitoire, le seuil de déclenchement étant fixé à 50 % pour l’exercice 2015

3 –  OCDE, Concevoir des règles efficaces concernant les sociétés étrangères contrôlées, Action 3 – Rapport final 2015, p. 31

4 – OCDE, Concevoir des règles efficaces concernant les sociétés étrangères contrôlées, Action 3 – Rapport final 2015, p. 28

5 –  Le taux moyen pondéré s’élèvent à 16,5% pour des personnes morales et à 13% pour des personnes physiques.

6 –  La liste des revenus dits passifs est établie par le par. 4 art. 309.1 du Code des impôts russe, cette liste n’étant pas exhaustive.

7 –  OCDE, Concevoir des règles efficaces concernant les sociétés étrangères contrôlées, Action 3 – Rapport final 2015, p. 50

8 – Le montant des intérêts au taux marginal se calcule à partir du coefficient de sous-capitalisation et du montant global des intérêts versés au titre de chaque prêt séparé.

9 –  Les amendements aux règles de sous-capitalisation ont été apportés par la loi fédérale du 15 février 2016, n° 25-FZ

10 – OCDE, Limiter l’érosion de la base d’imposition faisant intervenir les déductions d’intérêts et d’autres frais financiers, Action 4 – 2015 Rapport final, p. 11- 13.

11-  Proposition de Directive du Parlement Européen et du Conseil modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la communication, par certaines entreprises et succursales, d’informations relatives à l’impôt sur les bénéfices [eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52016PC0198]

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