Alexis SPIRE
Sociologue – Directeur de recherches au CNRS
Auteur de
Résistances à l’impôt.
Attachement à l’Etat
Enquête sur les contribuables français
Seuil – 2018 – 308 pages.
Votre ouvrage repose sur une enquête, quantitative et qualitative, de terrain dont vous nous livrez les éléments en annexes. Vous faites une distinction entre « les classes populaires », « les classes moyennes » et « les classes supérieures ». En quoi cette approche en termes de classes est-elle pertinente pour traiter des résistances à l’impôt ?
L’approche que j’ai adoptée est résolument sociologique et vise à rompre avec le terme générique de contribuables qui présuppose que toutes celles et ceux qui sont assujettis à l’impôt sont interchangeables ou partagent des convictions communes. L’une des originalités de cet ouvrage est qu’il repose sur une grande enquête statistique conduite auprès d’un échantillon de 2 700 personnes tiré sur la base du recensement et représentatif de la population résidant en France.
Un tel matériau permet de rendre visibles les multiples composantes du rapport à l’impôt, qu’il s’agisse des positions sociales, du genre, de l’appartenance territoriale ou encore des différences générationnelles. Les questions que nous avons pu poser dans cette enquête concernent à la fois le rapport pratique à l’impôt, c’est-à-dire les manières de remplir sa déclaration, de s’adresser à l’administration fiscale et de payer son dû, mais aussi le rapport politique à l’impôt, c’est-à-dire l’ensemble des représentations associées aux prélèvements.
Pour rendre compte des effets de la position sociale, nous avons réparti la population des contribuables en trois classes qui regroupent en réalité plusieurs catégories socioprofessionnelles et qui synthétisent les différences liées aux diplômes et aux revenus. En utilisant cette grille de lecture, on peut faire ressortir plusieurs constats de l’enquête quantitative. Ainsi, les contribuables de classes populaires sont les plus nombreux à se déplacer au guichet, tandis que ceux des classes moyennes et supérieures privilégient les relations à distance qu’offrent le mail et le téléphone. En outre, les conflits avec l’administration ne sont pas de même intensité dans tous les groupes sociaux. Cette partition en classes sociales permet aussi d’éclairer un paradoxe important du livre : plus on descend dans l’échelle sociale, plus le sentiment d’être trop taxé prend de l’ampleur, au point d’atteindre près de 90 % parmi les membres de certaines catégories socioprofessionnelles.
Il ressort que le rejet de l’impôt est le plus affirmé par les classes populaires alors que les classes moyennes et supérieures semblent s’en arranger. Cette observation n’est-elle pas paradoxale alors que les classes populaires bénéficient de la redistribution et que les classes moyennes et supérieures sont celles qui supportent le poids de l’impôt sur le revenu ?
Oui, ça peut paraître assez paradoxal dans le sens où l’impôt est associé à des mesures de redistribution. Il faut d’abord rappeler que la part des recettes fiscales liées à l’impôt sur le revenu a beaucoup baissé depuis le début des années 80. En outre, aujourd’hui comme hier, les prélèvements proportionnels – dont le taux est le même pour tous – tels que la CSG ou la TVA l’emportent largement sur les impôts progressifs dont l’ampleur augmente avec le niveau de richesse.
Mais l’essentiel n’est pas là. Pour comprendre un tel paradoxe, l’enquête qualitative par observation et par entretiens que j’ai réalisée au guichet de l’URSSAF, du Régime social des indépendants et de l’administration des finances publiques est éclairante. Elle permet de rendre compte de la dimension pratique du rapport à l’impôt. Pour les membres des classes moyennes et supérieures, l’adhésion au système fiscal repose en partie sur la démultiplication des possibilités de baisser ses prélèvement grâce à diverses formes d’exonérations, de déductions, d‘abattements et de crédits d’impôt.
Toutes choses égales par ailleurs, plus on bénéficie de ces dispositifs (dons aux association, déduction pour les emplois à domicile, les économies d’énergie, etc.), moins on se plaint de payer l’impôt. En revanche, en bas de l’échelle sociale, les membres des classes populaires sont en majorité non imposables à l’impôt sur le revenu, ce qui les exclut d’une part importante de ces dispositifs d’exonération et crédits d’impôt. Pour ces contribuables, ce sont essentiellement la TVA, la CSG, la redevance télévisuelle et les taxes sur les carburants qui constituent l’essentiel de leurs prélèvements et dans ces cas-là, il n’y a guère d’accommodements ou de dispositifs dérogatoires.
Pourquoi avoir consacré un chapitre au « ressentiment des indépendants face aux prélèvements » ? Celui-ci n’est-il pas assimilable au rejet de l’impôt par les classes populaires ?
De nombreux travaux ont déjà montré le rapport singulier et conflictuel que les indépendants entretiennent à l’égard de l’impôt. En France, notre perception de cette réalité est biaisée par le fait que les indépendants ont toujours été associés aux petits patrons par opposition aux salariés. Cette image tient sans doute en grande partie au poids du marxisme dans les manières de représenter la société française.
Pourtant, il existe une très grande diversité sociale au sein du monde des indépendants : du petit artisan au chef d’entreprise en passant par le restaurateur ou encore l’avocat, les disparités sont fortes d’une profession à l’autre. D’un côté, il y a les petits indépendants, peu ou pas diplômés, qui exercent un travail manuel et qui partagent beaucoup d’attributs avec les classes populaires. Ils sont fortement exposés aux variations de la conjoncture économique et expriment une véritable exaspération à l’égard des cotisations sociales. De l’autre, les patrons et membres des professions libérales, diplômés du supérieur, disposent d’un patrimoine élevé et diversifié (immobilier, professionnel et financier). Ils parviennent davantage à s’approprier les contraintes fiscales en raison de ressources plus conséquentes et d’un sens pratique de l’anticipation.
Au-delà de cette dichotomie, le groupe des indépendants n’en conserve pas moins une cohérence, notamment dans sa distance critique à l’égard d’un système de protection sociale fondé sur l’assujettissement de l’assuré aux intérêts de la collectivité prise dans son ensemble.
Vous consacrez des développements substantiels à l’Etat pour lequel vous considérez qu’il « organise son illégitimité » au regard des politiques fiscales suivies. Quels seraient les déterminants d’une politique fiscale ?
Depuis plusieurs années, les gouvernements successifs contribuent à rendre illégitime la puissance publique par un double mouvement. En premier lieu, ils promettent toujours moins d’impôt, sans jamais préciser les types de services auxquels les contribuables devront renoncer. En outre, ils focalisent leur attention sur le coût de certaines prestations sociales, en passant sous silence d’autres dépenses publiques bien plus importantes.
Dans la conclusion du livre j’essaye de réfléchir aux moyens qu’on pourrait envisager pour rendre sa légitimité à la politique fiscale. Pour réhabiliter l’impôt, il faut repartir des préoccupations des contribuables. La question environnementale au sens large est sans doute un bon exemple car les populations sont de plus en plus conscientes du caractère urgent des mesures à prendre, et rares sont ceux qui sont prêts à s’en remettre au marché ou à la sphère privée pour garantir l’avenir dans ce domaine. La qualité de l’air, de l’eau, de la nourriture est considérée comme un bien public et on ne voit pas bien comment le marché pourrait prendre en charge ces questions-là. D’autant plus que ces enjeux environnementaux dépassent largement les frontières nationales. L’impôt peut constituer un levier important pour protéger les populations des crises environnementales au même titre que les crises économiques, à condition d’articuler cet objectif à la question des inégalités. L’échec cinglant de l’écotaxe en France et le mouvement de protestation qui s’amplifie contre les prix des carburants montrent qu’une fiscalité écologique qui ne tiendrait pas compte des inégalités sociales et territoriales, a peu de chances d’être acceptée durablement.
L’enjeu du XXIème siècle est de redonner un contenu positif à l’impôt, en montrant que la préservation de l’intérêt général reste mieux assurée par la puissance publique, à condition qu’elle repose sur des prélèvements perçus comme équitables.