Revue européenne et internationale de droit fiscal

La réalité des opérations économiques à l’épreuve des mesures anti-fraude fiscale.

C’est aujourd’hui un lieu commun d’annoncer que tous les acteurs, publics et privés, évoluent désormais dans un monde connecté et interpénétré. La contrainte budgétaire, la concurrence fiscale, les politiques de relance de l’économie et le pragmatisme du monde économique se télescopent allègrement. Telles les plaques tectoniques de la croute terrestre, ces mouvements peuvent conduire à des séismes, à l’émergence d’îles nouvelles paradisiaques, à des plissements ou à la formation d’abysses.

En matière fiscale, les Etats ont pour principal levier d’action : l’arme législative. Victor Hugo nous rappelait fort opportunément qu’« une arme n’est rien par elle-même ; Elle n’existe que par la main qui la saisit. Or, quelle est la main qui se saisira de cette loi? Là est toute la question. ». La France s’attache à lutter efficacement contre l’évasion fiscale, le blanchiment et la fraude fiscale, et a considérablement étoffé son dispositif (notamment à travers les dispositions de la loi de finances rectificatives pour 2009, loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009). Ainsi, un renversement systématique de la charge de la preuve a été introduit pour les opérations réalisées avec les entités installées/domiciliées dans des Etats et territoires non coopératifs (ETNC). Lors des contrôles fiscaux initiés ces dernières années, l’administration ne manque pas de se conformer aux textes en vigueur et analyse avec soin les flux vers les ETNC. L’administration porte également un regard critique dès lors que les contreparties sont installées dans des Etats qu’elle considère comme « non grata ».

La prise en compte de ces évolutions législatives dans la conduite des contrôles fiscaux intervient dans un contexte de durcissement des opérations de contrôle. Les diligences se font désormais à charge (sous couvert des récentes mesures de renversement de la charge de la preuve). Le droit à l’erreur n’existe plus et, de l’aveu même des inspecteurs vérificateurs, les manquements délibérés peuvent s’appliquer à un très grand nombre de rectifications ou de rappels : le code général des impôts (CGI) est relativement clair .Tout manquement ne peut que relever d’une action délibérée de l’entreprise de ne pas s’y conformer (sic).

Comme évoqué ci-avant, nous sommes à la conjonction de trois phénomènes concomitants.
Le pragmatisme du monde économique. Les entreprises sont à la recherche des meilleures opportunités de marché et de financement. Certaines places, qui peuvent paraître exotiques, offrent cependant des opportunités impossibles à négliger pour un groupe. Un groupe qui veut intervenir sur une nouvelle zone géographique, se positionnera volontiers sur la place économique régionale de référence. Cette localisation lui permet d’être en contact avec les acteurs économiques dominants de son secteur d’activité. Ses partenaires se sentiront en sécurité dans un espace réglementaire, proche, de même culture, qu’ils connaissent et qui regroupe peut-être l’essentiel des acteurs. Sa présence sur cette place économique est également l’occasion d’être connu et reconnu par les établissements financiers locaux. Ces établissements financiers seront à même de financer l’opération aux conditions locales en termes de devise utilisée, de taux d’intérêt et de prise de garantie. Cette ingénierie financière est souvent endémique et très mal maîtrisée par les filiales européennes de ces établissements financiers.
La concurrence fiscale. Menacés par les prises de positions du G20 (en droite ligne avec les recommandations de l’OCDE), les Etats et territoires considérés comme peu coopératifs font de leur mieux pour attirer et positionner sur leur territoire une activité économique réelle et s’affranchir de leur image de paradis fiscal. Ils mettent en place un cadre légal favorable pour attirer les entreprises. Cela se traduit notamment par : des contrôles à priori, une réduction et une garantie des taux d’imposition. Ainsi, les règles et méthodes comptables, appliquées à un projet économique, sont présentées à l’administration fiscale locale qui les valide a priori et les contrôle après réalisation, tous les ans. Les réductions d’impôts peuvent être dégressives en fonction du secteur d‘activité et de la consistance qui y donnée à l’établissement : plus le bureau disposera de moyens techniques et humains importants, sur le territoire en question, plus le taux d’imposition sera réduit ou la période de réduction allongée. Cette stratégie de développement se veut gagnante / gagnante pour ces Etats : garantir une stabilité fiscale aux acteurs économiques à travers une politique de taux d’imposition et de contrôles fiscaux maîtrisés, et crédibiliser leur position sur la scène internationale comme de véritables acteurs de la vie économique mondiale en localisant sur leur territoire des quartiers généraux et des centres d’affaires qui hébergent de « vrais » salariés.
La contrainte budgétaire. Il semblerait que la résolution d’une certaine pression budgétaire ait trouvé un allié tout naturel dans la politique de lutte contre l’évasion fiscale. Cette situation est consacrée par le fait que le rendement de la lutte contre la fraude fiscale n’est pas un élément exceptionnel de nos finances publiques mais constitue un véritable poste de recettes du budget. L’efficacité et l’objectivité de la lutte contre la fraude sont-elles compatibles avec des objectifs budgétaires ? Toujours est-il que l’administration dispose désormais d’outils légaux qui lui permettent de fixer en France, non pas un flux économique, mais une base taxable.

Le contribuable français doit faire face à ces deux considérations : (i) une opportunité pour s’installer sur des zones géographiques en développement, leviers de croissance pour le groupe français, (ii) des occasions de contrôle au cours desquelles l’administration déroule l’arsenal législatif mis en place pour fixer sur le territoire national les bases imposables insuffisamment taxées. Cependant, même si certains textes sont assez anciens, leur renforcement et leur utilisation sont récents. L’administration fiscale, bon élève, les applique avec beaucoup de scrupule et de conscience. Avec peut-être un peu trop de bonne conscience même, puisqu’il est évoqué lors des contrôles, qu’il faut aller au-delà du texte tel qu’il est écrit, et se référer à l’esprit du texte et à la volonté du législateur au moment où le texte a été écrit. L’enfer est pavé de bonnes intentions et l’efficacité de la politique de lutte contre l’érosion des bases imposables prend le pas sur le réalisme économique et la prise en compte d’actes de commerces légitimes, réels et dénués de tout effet d’évasion fiscale pour le contribuable.

Le législateur a par ailleurs anticipé cet état de fait. S’il a voulu amener le balancier du côté de l’efficacité de la lutte contre la fraude fiscale, il a également prévu un processus d’encadrement et de limitation des effets de ce dispositif, notamment à travers la clause de sauvegarde. Le dispositif de la clause dite « de sauvegarde » est une limite que se donne la loi afin que les effets de la norme ne soient pas contre-productifs et empêchent la réalisation de véritables opérations économiques. La doctrine administrative a introduit de nouveaux éléments d’analyses autour de la clause de sauvegarde pour que le contribuable soit en mesure d’apporter des éléments qui touchent aux « motifs » et aux « conséquences » de ses actes économiques pour lui permettre de justifier de la pertinence de ses actes de commerce. Cette clause doit être l’occasion pour l’administration et le contribuable d’échanger et de dialoguer, pas seulement sur des éléments matériels, mais aussi sur les éléments de contexte et d’environnement qui prévalent dans le métier du contribuable. L’absence de définition précise de ce principe peut être une source d’incertitude pour les acteurs économiques. Les termes de la clause de sauvegarde relative à l’article 209 B, notamment la notion d’objet ou d’effet principalement fiscal, ont été commentés par Emilie Bokdam-Tognetti, maître des requêtes au Conseil d’Etat, dans son article « article 209 B : causerie autour de la clause de sauvegarde ». A cette occasion, Me Bokdam-Tognetti constate que « la frontière entre ces deux notions, [objet et effet principalement fiscal], est parfois poreuse [et que] le juge de l’impôt fait ainsi souvent reposer son appréciation sur des éléments qui touchent à la fois aux motifs et aux conséquences […] mêlant effets constatés et attendus » (Emilie Bokdam-Tognetti, « Article 209 B : causerie autour de la clause de sauvegarde », RJF 2/13, p. 112).

Le législateur adapte les outils mis à la disposition de l’administration fiscale en introduisant de nouveaux dispositifs de lutte contre l’évasion fiscale. Cette évolution doit également être l’occasion pour l’administration d’adapter les opérations de contrôle et de prendre en compte l’environnement des entreprises vérifiées. La vie des affaires impose un rythme et une adaptation permanente pour saisir toutes les opportunités. L’enjeu est avant tout économique avant d’être fiscal. Si la législation n’est pas en mesure de prendre en compte, instantanément, toutes les évolutions de la vie des affaires, il est important qu’elle ne soit pas un frein. Aussi, la prise en compte de « l’intérêt économique » paraît tout à fait pertinente et devrait être sécurisante. Elle devrait être avant-coureur d’une évolution des opérations de contrôle : évoluer d’une approche parfois trop manichéenne vers un contrôle plus critique avec plus de profondeur dans l’analyse des actes de gestion.

Faisons en sorte de tirer le meilleur des mesures anti fraudes mises en place : luttons contre l’évasion fiscale et la concurrence déloyale qui en découle et contribuons à créer un cadre propice et protecteur pour la vie des affaires et efficace pour les finances publiques. Faisons en sorte de donner à ces armes la meilleure main qu’il puisse être.

Monsieur Damien Coursodon
Fiscaliste d’entreprise
Trésorier de 2 iSF

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