Damien Falco
Maître de conférences à l’université de Haute-Alsace
La fraude à la TVA
Dalloz, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, 2019, 547 pages
Prix de la Cour des comptes – 2019
Un débat existe quant à la méthodologie, relative à l’évaluation de la fraude en matière de TVA au sein de l’Union européenne, et à son montant. Vous évoquez cette question dans votre thèse. Pouvez-vous nous éclairer et préciser les éléments du débat ?
La doctrine souligne régulièrement la difficile évaluation des pertes fiscales et les approximations des chiffres avancés par le gouvernement sous couvert d’intérêts politiques. Le calcul des montants fraudés n’est pas évident dans la mesure où les montages sont cachés par nature. Il est souvent avancé que si les autorités étaient capables de réaliser une estimation précise, c’est qu’elles auraient connaissance des montages illicites et donc qu’elles seraient en mesure d’y mettre fin. La justesse des estimations est complexifiée par le fait qu’il existe plusieurs méthodes de calcul.
Une première méthode consiste à mesurer l’écart entre les ”flux miroirs” des livraisons et acquisitions intracommunautaires. Elle part du principe que le montant des livraisons intracommunautaires d’un État (A) vers un État (B) doit correspondre à celui des acquisitions intracommunautaires de l’État (B) en provenance de l’État (A). Lorsque la comparaison des deux montants fait apparaître un déséquilibre, il est généralement dû à de fausses livraisons intracommunautaires ou des situations de sous-déclaration. Cette technique présente l’inconvénient d’être limitée aux seules pertes en matière de TVA intracommunautaire. Les résultats peuvent également être faussés par des problèmes statistiques.
Une deuxième méthode permet d’évaluer les pertes en comparant les flux commerciaux réalisés avec ceux qui ont été déterminés par les modèles macro-économétriques de prévision. Comme dans le modèle précédent, l’évaluation repose sur des prévisions qui peuvent comporter des erreurs. La dernière modalité consiste à faire reposer le calcul sur les données issues du contrôle fiscal. Dans ce cas, l’évaluation se fonde sur les résultats du contrôle sur place, sur pièces ou encore sur les demandes de remboursement ayant été refusées par l’administration. À partir de ces données, une estimation des montants fraudés est faite.
Une troisième méthode, qui est la plus utilisée, consiste à évaluer l’écart de TVA en faisant la différence entre les rentrées prévisionnelles et les montants effectivement perçus. Elle présente l’inconvénient de prendre en compte des comportements allant au-delà de la fraude tels que les abus de droit, les cas d’insolvabilités, les ouvertures de procédures collectives ou les simples erreurs. Autrement dit, la méthode prend en compte toutes les pertes en matière de TVA, que celles-ci soient intentionnelles ou non.
Sur la base de ce calcul, et pour ne prendre en compte que les données les plus récentes, un rapport de la Commission européenne de 2018 précise que, pour 2016, l’écart de TVA a été estimé à 147,1 milliards d’euros dans l’ensemble de l’Union européenne. Pour la France, l’écart est estimé à 20,8 milliards d’euros pour l’année 2016.
Si des débats existent sur les méthodes d’évaluation de la fraude, il reste évident que les détournements sont nombreux et obligent les autorités à prendre le sujet au sérieux.
Vous semblez considérer que les entreprises, collecteurs de la TVA, sont la cause de la fraude, mais les principes de la TVA ne sont-ils pas, intrinsèquement, à l’origine de la fraude TVA ?
Ces deux éléments tendent à se rejoindre dans la mesure où la collecte de l’impôt par les entreprises fait partie intégrante des caractéristiques de la taxe. La jurisprudence de la CJUE rappelle régulièrement les éléments essentiels de cet impôt : l’application de la taxe s’effectue sur l’ensemble des biens et services, son montant est fixé proportionnellement au montant de la transaction, sa perception se réalise à chaque stade de la chaîne économique par les entreprises et, enfin, les assujettis ont la possibilité de déduire la taxe ayant grevé leurs achats.
Tout au long de mes recherches, je me suis interrogé sur les causes de la fraude à la TVA. Je suis parvenu à la conclusion que la TVA était un impôt paradoxal. D’un côté, il a toujours été présenté comme un impôt difficile à frauder en raison de la règle du paiement fractionné incitant à rapprocher les déclarations effectuées par les opérateurs. Le montant de TVA exigible du vendeur devant correspondre à la taxe déductible de l’acquéreur. D’un autre côté, et malgré cette vertu, il s’agit actuellement de l’impôt qui engendre les plus fortes pertes pour les États membres de l’Union européenne. Si la suppression des frontières physiques en 1993 et l’essor du commerce électronique sont traditionnellement avancés pour expliquer ce phénomène, il est rapidement apparu que la fraude à la TVA a une cause plus profonde fondamentalement liée au rôle de collecteur d’impôt des entreprises.
En effet, il est indispensable de distinguer les causes du développement de la fraude de la cause originelle de la fraude.
La suppression des frontières physiques en 1993 et l’essor du commerce électronique ne sont que les causes du développement de la fraude. Dès le 1er janvier 1955, le législateur français a instauré un dispositif dérogatoire destiné à soumettre à la TVA les métaux de première fusion, alors que ceux de deuxième fusion en étaient exonérés. La faille résidait dans le fait qu’il était quasiment impossible de distinguer un lingot de première fusion d’un lingot de deuxième fusion, surtout pour le cuivre et l’étain. Ce régime a permis le développement de la première fraude à la TVA. Il suffisait de modifier la facture en mentionnant qu’il s’agissait d’un métal de première ou de deuxième fusion pour obtenir un crédit de TVA. En 1979, une importante fraude à la TVA appelée « la pyramide de la ferraille » a été découverte en France et faisait intervenir des factures et sociétés fictives. La fraude était donc présente bien avant la suppression des frontières.
Dans le même sens, la cause de la fraude ne peut être attribuée au mécanisme du paiement fractionné ou au droit à déduction puisqu’une étude historique de la fraude a permis de démontrer que celle-ci était présente en France bien avant l’instauration de la TVA et de ses principes. En effet, que ce soit pour la taxe sur les paiements en 1917, l’impôt sur le chiffre d’affaires en 1920 ou la taxe à la production en 1936, les détournements étaient importants. La seule caractéristique commune à tous ces impôts était le rôle de collecteur des entreprises.
Autrement dit, en permettant aux entreprises de collecter des sommes qui ne leur reviennent pas, il est tentant pour les moins vertueuses de les conserver ou, pour certains réseaux, d’intégrer l’économie pour profiter de cette faille et s’enrichir au détriment de l’État. Peu importe que la fraude se réalise par le biais d’un système prévoyant un paiement fractionné ou une taxation au stade final.
Que faudrait-il changer pour que les administrations fiscales nationales soient plus performantes dans la lutte contre cette fraude ? D’autres outils sont-ils à inventer ?
La lutte contre les agissements frauduleux peut résulter de deux approches distinctes. D’une part, les autorités européennes disposent de la possibilité de faire évoluer le système de TVA afin de le rendre directement étanche à la fraude. D’autre part, la lutte contre la fraude peut se traduire par un renforcement des moyens d’investigation et de contrôle de l’administration. Si la réglementation TVA trouve sa source dans le droit de l’Union européenne, les États restent compétents en ce qui concerne l’organisation de la lutte contre les agissements illicites. Néanmoins, la mise en place d’un système de lutte contre la fraude au niveau étatique ne peut être pleinement efficace en matière de TVA. La raison tient aux particularités de certains montages qui limitent toute intervention a posteriori. En effet, le travail de l’administration fiscale ne pouvant s’effectuer qu’en aval de la fraude, le caractère éphémère des opérateurs impliqués limite sa capacité d’action.
Malgré cela, des moyens d’action sont envisageables pour limiter les comportements frauduleux. À ce titre, il est indispensable de mettre en place un contrôle en temps réel des transactions par le biais de la déclaration électronique des opérations.
Deux systèmes s’opposent ici. Il est possible de prévoir une déclaration électronique des seuls achats ou une déclaration électronique de l’ensemble des transactions.
Le premier système est limité dans son domaine d’action car il conduit surtout à lutter contre la fraude carrousel en permettant de détecter les sociétés en sommeil qui, soudainement, réalisent un montant de ventes important. Il suffit de prévoir qu’une déclaration des achats, mentionnant le montant de la transaction et le numéro de TVA du vendeur, soit transmise automatiquement à l’administration dès l’enregistrement de la transaction dans le système d’information de l’entreprise. Une fois la déclaration reçue, les services administratifs ont seulement à mettre en place des recoupements pour repérer les opérateurs réalisant des transactions suspectes. Dans ce cas, dès le lendemain, des agents de l’administration ont la possibilité de mettre en œuvre un droit d’enquête TVA pour se rendre dans les locaux de l’acquéreur et obtenir des précisions sur la nature de la transaction. Ce système permettrait, au-delà de la lutte contre la fraude carrousel, de renforcer la sécurité des échanges en considérant qu’un opérateur réalise toutes les diligences nécessaires quand il porte instantanément à la connaissance de l’administration un achat d’un montant important. En conséquence, dans cette situation, l’opérateur ne peut être concerné par la législation considérant que l’entreprise savait ou ne pouvait ignorer qu’elle participait à un montage frauduleux. Le dispositif avait été envisagé en France dans le projet de loi de finances pour 2017 mais il a été déclaré inconstitutionnel en raison de son amende proportionnelle non plafonnée.
Le second système, utilisé par l’Espagne, est celui de la déclaration électronique de toutes les transactions (achats et ventes). Il présente l’avantage de créer un contrôle en temps réel des échanges susceptible d’aboutir à l’envoi d’une déclaration de TVA pré-remplie aux entreprises. De même, il facilite les recoupements entre les informations relatives à la vente transmises par le fournisseur et celles issues de la déclaration d’achat du client. Le paiement fractionné retrouve ici tout son intérêt en permettant de comparer les factures des opérateurs.
Le gouvernement a l’intention de proposer la mise en place d’un système de déclaration électronique dans la prochaine loi de finances. Si cette volonté est à saluer, ne serait-ce que pour envisager de nouveaux moyens de lutte contre la fraude utilisant les nouvelles technologies, le système conduirait seulement à lutter contre la fraude au niveau national avec pour conséquence de délocaliser les pratiques frauduleuses dans les États limitrophes n’ayant pas mis en place une telle mesure.
Vous faites un certain nombre de propositions précises pour éradiquer ce fléau. Présentez à nos lecteurs quelques- unes de vos idées qui vous semblent les plus utiles et qui pourraient être mises en place.
L’éradication du fléau qu’est la fraude à la TVA passe par la suppression du rôle de collecteur d’impôt des entreprises et la mise en place d’une sécurisation des transactions par le biais des nouvelles technologies.
L’attribution du rôle de collecteur se justifiait à l’origine par des raisons pragmatiques, historiques et techniques. En 1954, le commerce électronique n’existait pas. De même, les échanges internationaux étaient peu développés et donnaient lieu à des contrôles douaniers aux frontières. La majorité des transactions résultait de la vente de biens. De plus, lors de sa mise en place, la TVA s’appliquait à un nombre réduit d’entreprises. En confiant la collecte de l’impôt à ces dernières, l’administration bénéficiait d’une option sécurisante à la fois pour répartir ses contrôles et pour limiter les risques de fraude. Le rôle de collecteur d’impôt s’inscrit également dans la continuité des modes de prélèvements instaurés dans la première moitié du XXe siècle. En effet, la taxe sur les transactions ou la taxe unique à la production prévoyaient déjà une collecte réalisée par les entreprises. Il semblait donc logique que la TVA obéisse au même principe. Le rôle de collecteur d’impôt se justifie également par des raisons techniques tenant au mécanisme même de la taxe. L’impôt frappant toutes les transactions, il semblait logique que sa collecte soit confiée à un acteur intervenant à chaque étape du cycle de production. Le fonctionnement même de la TVA, permettant aux entreprises de déduire la taxe payée en amont, imposait que les entreprises aient à leur disposition les montants de taxe pour calculer le montant net revenant à l’administration. Au final, en 1954, la question de la collecte de l’impôt par les entreprises ne s’est pas posée et s’est inscrite dans le prolongement du système en vigueur.
À l’ère du numérique, le pragmatisme doit laisser place au réalisme en déchargeant les entreprises de certaines obligations. La première justification relève de la fraude. En ôtant le rôle de collecteur de TVA aux entreprises, ces dernières n’auraient plus à leur disposition les montants de taxe susceptibles d’être fraudés. Par conséquent, cette évolution supprimerait tous les risques liés aux fraudes. La seconde justification résulte de la mutation des échanges. Le commerce s’est fortement internationalisé limitant les contrôles par-delà les frontières. De même, le commerce électronique s’est développé. Il permet aux opérateurs de fournir des biens depuis n’importe quel pays dans le monde. Les services électroniques posent également des difficultés dans la mesure où ils n’impliquent aucun mouvement physique. De plus, le développement de l’Internet permet de réaliser un nombre important de transactions en un temps réduit seulement avec un ordinateur et une connexion internet. Ces éléments sont autant de limites au contrôle exercé par l’administration dans le système actuel. Ainsi, le maintien du rôle de collecteur d’impôt aux entreprises est à rejeter. La modernisation des échanges impose de faire évoluer la collecte de la taxe qui ne peut plus obéir aux mêmes principes que ceux établis il y a plus de soixante ans. En conséquence, si les entreprises usent des nouvelles technologies pour réaliser des transactions, l’administration doit en faire de même pour sécuriser les rentrées fiscales. En ce sens, la modernisation par l’automatisation du prélèvement permet aux montants de taxe d’aller directement dans les caisses de l’administration ou sur un compte bloqué.
Ce modèle n’est autre que le paiement scindé qui est déjà en place dans d’autres États tels que la Pologne ou la Roumanie. Cependant, ce système peut être amélioré en utilisant les nouvelles technologies. Ainsi, un système de paiement scindé « contemporainisé » a été proposé dans le cadre de mes travaux. Il implique une entière automatisation de la gestion de la TVA en reposant sur deux caractéristiques essentielles : une déclaration instantanée des transactions et un paiement scindé effectué par les banques à la suite d’une autorisation provenant de l’administration fiscale. L’autorisation permet de comparer les montants portés sur la déclaration électronique et ceux relatifs au paiement scindé effectués par la banque. Lorsque les montants correspondent, la TVA est directement versée sur un compte de l’administration tandis que le montant HT de l’opération est versé sur le compte de l’entreprise.
Ce système a été évoqué à l’Assemblée nationale dans le cadre de mon audition par le comité d’évaluation relatif à la lutte contre la délinquance financière. En mars dernier, un rapport a été rendu sur le thème et préconise dans sa proposition n° 7 de mettre à l’étude le système du paiement scindé[1].
Si d’autres systèmes ont été envisagés dans le cadre de ma thèse tels que
le modèle de la certification ou la création d’entrepôts à données fiscales
avec accès en temps réel pour l’administration, il est évident que le paiement
scindé présente les meilleures garanties en terme d’efficacité.
[1] Rapport d’information n° 1822 sur l’évaluation de la lutte contre la délinquance financière (présenté par Ugo BERNALICIS et Jacques MAIRE).