Marie-Caroline LEFEBVRE
Docteure en droit privé
Avocate – Cabinet PIMONT & BURETTE
Y–a-t-il des différences substantielles de méthodes, entre le Conseil constitutionnel, la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme, pour définir le principe de proportionnalité en droit fiscal ?
Quel que soit l’outil juridique, le principe de proportionnalité est exprimé selon la même structure : la recherche d’un objectif légitime pouvant être relié au contenu de la norme fiscale, et une adaptation dans l’application de la norme pour atteindre cet objectif, dans un cadre défini.
Si structurellement, le même concept est à l’œuvre, sa matérialisation diffère selon qu’il s’agit du Conseil constitutionnel, de la Cour de justice de l’Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l’homme. La raison principale en est des outils et contraintes juridiques et politiques différentes selon la précision de la norme de contrôle (l’article 13 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 imposant par exemple un critère de différenciation en fonction des facultés contributives des contribuables), l’existence textuelle ou prétorienne d’objectifs légitimes, en sus de l’objectif propre de la norme fiscale (l’extériorité des objectifs par rapport à la norme induisant une certaine distanciation), l’intensité du contrôle opéré.
Ainsi, le Conseil constitutionnel, juge de la constitutionnalité de la norme, privilégiera un raisonnement abstrait de la proportionnalité dans son ensemble, avec une prégnance plus importante sur la rationalité par rapport à l’objectif poursuivi. Il vérifiera dans un premier temps que la norme contrôlée répond effectivement à l’objectif poursuivi, ce dernier pouvant être propre à la norme contrôlée ou lui être extérieur, cette distanciation pouvant induire un contrôle plus lâche (par exemple, l’objectif à valeur constitutionnel de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale). En l’absence de cette rationalité, la norme fiscale est considérée comme disproportionnée. Dans un second temps, s’agissant du contrôle de l’adaptation abstraite dans l’application, les juges de la rue de Montpensier ne contextualisent pas leur contrôle, autrement que par des considérations objectives et ne sont pas tenus par une obligation d’harmonisation entre Etats membres conduisant à préférer l’option « moins disante ».
Du côté des juridictions européennes, une différence consiste en l’existence d’objectifs légitimes formalisés dans les traités, et, s’agissant de la Cour de justice de l’Union européenne, créés par elle. Les législation la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH), se focalisera davantage sur un contrôle concret au stade de l’adaptation, les objectifs légitimes étant si largement entendus et appréciés : néanmoins, la contextualisation dans l’application du principe de proportionnalité n’est pas exempte d’une certaine constance, autorisant une systématisation relative et fragile, car sujette à évolution (par exemple, le droit de visite et de saisie – art. L. 16 B du LPF).
Cet aspect est moindre devant la Cour de Justice, laquelle dispose d’une définition plus formalisée du principe de proportionnalité à partir d’objectifs légitimes créés et validés par elle (les raisons impérieuses d’intérêt général). Si elle tend à admettre plus facilement les objectifs légitimes, elle garde cependant sur la proportionnalité un contrôle relativement étroit, entre considérations abstraites et éléments concrets. Elle privilégie par ailleurs la solution la moins contraignante pour les ressortissants des Etats membres.
En quoi le contrôle de proportionnalité permet-il d’améliorer l’élaboration de la norme fiscale ?
Si le contrôle de proportionnalité est exercé par les juges, français et européens, l’élaboration de la norme fiscale appartient d’abord au législateur, entité abstraite derrière laquelle travaillent certes les représentants du peuple (députés et parlementaires), mais aussi les membres du gouvernement et les juristes de Bercy. Toutefois, l’élaboration est un processus qui va au-delà de la création, donc au-delà de la seule adoption de la norme : le rôle des juges dans l’interprétation des normes est ainsi essentiel également.
En premier lieu, les sanctions liées au contrôle de proportionnalité ont, en principe, des répercussions sur les rédacteurs des textes fiscaux : ce sont autant de contraintes juridiques s’imposant à l’élaboration de la norme. La possibilité du contrôle devrait donc être inclus dans la réflexion au moment de la création de la norme.
En effet, le contrôle de la proportionnalité s’appuie sur la structure de la norme contrôlée, à savoir la rationalité entre l’objectif poursuivi et son contenu, constituant ainsi une sorte de colonne vertébrale.
On peut observer une progression dans l’inclusion systématique des exigences de la proportionnalité dans les lois fiscales qu’il s’agisse de procédures, d’imposition ou de pénalités. Par exemple, s’agissant des lois rétroactives, la délimitation du champ d’application s’est restreinte au fur et à mesure des décisions juridictionnelles afin que ce champ d’application soit le reflet projeté de la mesure ; les lois fiscales répressives répondent également à cette même exigence de coïncidence entre la sanction et, s’il est question d’assiette des majorations ou du plafond, de la matérialité de cette base de calcul. La même observation peut être opérée pour les normes d’imposition, le législateur ayant intégré cette contrainte qui le régule dans son action. Un exemple topique en matière de procédures fiscales réside dans le droit de visite et de saisie propre au droit fiscal (art. L. 16 B du LPF) : les décisions initiales du Conseil constitutionnel (déc. n°83-164 du 29 décembre 1983 et déc. n°84-184 DC, du 29 décembre 1984) ont été reprises par le Législateur, ce dernier intégrant et acceptant les nouvelles contraintes ; le même processus s’observe lors des décisions de la Cour EDH (CEDH, 5e sect., 24 juil. 2008, n°18603/03, André et a. c/ France et CEDH, 5e sect., 16 oct. 2008, n°1044/03, Maschino c/ France).
Par ailleurs, l’adaptation de la norme fiscale est volontiers prise en compte par l’inclusion des recours juridictionnels effectifs, des autorisations et contrôles juridictionnels, des plafonds pour les sanctions. La contrainte se dessert sur les taux qu’il s’agisse des normes d’imposition ou des sanctions : on perçoit alors la difficulté à contrôler le taux, tant marqué de la marge d’appréciation du législateur. Le contrôle de proportionnalité a alors un impact moindre, bien qu’il demeure un point de vigilance agité comme un chiffon rouge. A ce titre, les calculs sur les taux excessif d’imposition en sont une illustration (Cons. const., 29 déc. 2013, déc. n°2013-685 DC, Loi de finances pour 2014 ; Cons. const., 29 déc. 2013, déc. n°2013684 DC, Loi de finances rectificative pour 2013 ; Cons. const., 29 déc. 2012, déc. n°2012-662 DC, Loi de finances pour 2013). Néanmoins, le « législateur » intègre ses nouvelles contraintes dans l’élaboration des textes.
Le contrôle de proportionnalité, par les contraintes qu’il impose, joue dans l’amélioration de la norme fiscale.
Toutefois, on observe également une certaine automaticité à la fois dans le contrôle, et par suite dans l’élaboration de la norme fiscale. Dans certains cas, il suffit que quelques critères soient réunis pour que la norme soit de facto considérée in abstracto comme proportionnée (par exemple, les recours juridictionnels ou les autorisations préalables en matière de procédures fiscales): le contrôle apparaît comme purement abstrait alors que l’examen au cas par cas est nécessaire pour finaliser, s’assurer que la proportionnalité est bien atteinte. La qualité de la motivation est ici primordiale : précision, pédagogie et une qualité explicative.
Le contrôle de proportionnalité prendra un aspect plus quantitatif alors qu’il devrait aboutir à une approche plus qualitative :l’appréhension de la proportionnalité d’une norme semble être saisie de manière superficielle. L’appréciation de la loi, dans son élaboration, demande alors un facteur temps dont ne disposent plus nécessairement les parlementaires ou l’administration.
Quelle analyse faites-vous sur la façon dont le Conseil constitutionnel exerce un contrôle de proportionnalité en matière fiscale ?
L’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) en 2010 a donné au Conseil constitutionnel l’occasion d’élaborer un contrôle plus abouti que ne le permettait le seul contrôle a priori. Toutefois, l’abstraction du Conseil constitutionnel, doublé d’un certain recul plus prégnant ses dernières années, amoindrit l’efficacité de son recours en matière fiscale alors que la QPC avait donné des résultats encourageants. De plus, les juges de la rue de Montpensier se sont engagés depuis quelques temps déjà dans une politique jurisprudentielle tendant à amoindrir les solutions antérieures favorables au contribuable.
Quant au contrôle a priori, il s’appauvrit sur le fond, les contestations étant concentrées sur les questions de procédure d’adoption des lois et de respect de l’exigence de sincérité des évaluations budgétaires
Par ailleurs, la notion restrictive du changement de circonstances ouvrant la possibilité d’un nouveau contrôle constitutionnel encourage la saisine a priori de la juridiction constitutionnelle, sécurisant la norme dans son application. Or, la disproportionnalité d’une norme fiscale, si elle peut s’envisager abstraitement, y compris par de savants calculs mathématiques, s’observe plus aisément après application.
L’attitude du Conseil constitutionnel marque de manière croissante un retrait en matière fiscale. La rédaction des décisions, reprenant un syllogisme rigide et statique, ne satisfait pas le raisonnement logique et la complétude qu’on pourrait attendre d’une juridiction aussi solennelle. Le contrôle de la constitutionnalité des lois devient formel et tend à n’en avoir plus que le nom, au moins en matière fiscale.
Concernant les pénalités et les sanctions en matière fiscale, le principe de proportionnalité vous paraît-il satisfait ?
En dehors des garanties procédurales, accessoires essentiels, même dans une forme atténuée, au prononcé des sanctions (droits de la défense, présomption d’innocence, égalité des armes), la proportionnalité des sanctions pose une délicate question dont la réponse dépend de la conception que l’on retient de la proportionnalité.
Certes l’adéquation rationnelle entre la sanction et son assiette peut être envisagée abstraitement par un raisonnement logique à partir du manquement réprimandé.
En revanche, la proportionnalité de la sanction elle-même diffère selon la conception que l’on retient : une proportionnalité abstraite qui se traduit de facto dans l’application sous la condition d’un contrôle juridictionnel sur les faits et la qualification ; une proportionnalité concrète nécessitant un contrôle casuistique complémentaire à la proportionnalité in abstracto.
L’alternative entre un contrôle concret et casuistique de la proportionnalité et un contrôle abstrait, au niveau de la norme donc, n’est pas, à mon sens, une bonne présentation des possibilités car cela laisserait entendre qu’un système est mieux qu’un autre. Au contraire, chaque système a les avantages de ses inconvénients, comme l’avait souligné J. ARRIGHI DE CASANOVA en son temps dans ses conclusions sur les avis Fattell (CE, Avis, 8 juil. 1998, n°195.664) et Houdmond (Avis, 5 avr. 1996, n°176.611). La matière fiscale, et son objectif premier, à savoir apporter des ressources aux pouvoirs publics, justifie sans doute une approche abstraite, qui à certains égards peut paraître sévère, sans pour autant atteindre la disproportion.
La position majoritairement suivie consiste en une proportionnalité abstraite (not. CE, 10e et 9e ch., 4 déc. 2017, n°379.685, Sté Edenred), sans que le droit au respect de ses biens puisse aboutir à une autre appréciation (Cons. Const., 22 septembre 2022, n°2022-1009 QPC, Sté Igdal ; CE, 8e et 3 e ch., 10 mars 2020, n°437.122, SCPI Primopierre).
Le contrôle se situe donc dans la norme et dans un ensemble de norme. Par elle-même, une pénalité fiscale posera question sur le lien logique entre son manquement et la sanction elle-même, lorsque cela est possible (sanction proportionnelle), puis sur son taux ou son montant pour les sanctions pécuniaires.
Pour les juridictions françaises, la sanction se situera dans la disproportion manifeste par rapport à l’infraction mais le seuil demeure inconnu, en l’absence d’argument saisissable. La disproportionnalité d’une sanction est si manifeste qu’elle doit être partagée par tous : elle est considérée comme objective.
On observe un raisonnement similaire devant la Cour EDH, avec cependant une contextualisation accrue qui relativise d’autant le constat de la disproportionnalité. La CJUE n’impose pas non plus de seuil, lequel serait un critère trop rigide.
Par ailleurs, au fil des décisions, il apparaît qu’une sanction trouvera bien souvent un élément comparatif qui la validera dans le méta-argument de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale. Indéniablement, on peut y voir une manière d’éluder la question frontalement. Est-ce un tort ? Pas nécessairement si l’on tient compte de l’efficacité des sanctions, mais ce ne doit pas devenir un argument de facilité.
De plus, si les pénalités fiscales sont majoritairement d’ordre pécuniaire, certaines sont d’une nature différente, non traduisible en monnaies sonnantes et trébuchantes. Dans le cadre de la lutte contre la fraude fiscale, autorisant l’application de pénalités fiscales et pénales par des juridictions différentes, ces pénalités constituent une sorte d’« angle mort ». La récente décision du Conseil d’Etat du 5 février 2024 en atteste, le juge ajoutant qu’« au demeurant, [la] majoration [de 40% prévue à l’article 1728, 1° du CGI] revêtant une nature différente de la peine de confiscation prononcée par le juge pénal, le cumul de ces deux sanctions ne saurait méconnaître [la] réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel [n° 2018-745 QPC du 23 novembre 2018]. »